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Le parfait cadeau


Ce Noël-là ressemblait à tous les autres, ou presque.

Il neigeait durant la nuit, au matin, beau temps. Mes parents nous jetaient sur les pistes dès l’ouverture, un peu d’argent en poche, interdiction de rentrer avant dix-sept heures. Il fallait amortir l’abonnement.

Mon frère et moi sortions dans le matin glacial. Nous faisions claquer les fermetures de nos chaussures, allez savoir pourquoi nous les laissions dehors toute la nuit. Nos doigts étaient gelés, nous émettions des signaux de fumée avec notre haleine. Une fois prêts, nous chargions nos lattes sur l’épaule, pointes en avant pour ne pas faire « touriste », nous étions du coin au moins depuis 1480, et oui madame. Nous tirions la fermeture éclair de notre veste, ajustions le bonnet, les gants. En route.


A cette époque il fallait prendre un télésiège ouvert pour atteindre le domaine skiable. Si le vent soufflait, il faisait un froid terrible. Nous étions jeunes et stupides, nous nous lancions des défis jeunes et stupides : ne jamais fermer la barrière de notre siège, laisser pendre nos jambes dans le vide. A l’arrivée je regardais le restaurant d’altitude avec envie, mais quelques francs en poche pour toute la journée, ce n’était pas grand-chose. A midi, je prenais toujours une salade et une soupe qui épuisaient mon pécule.

Nous nous lancions sur la neige étincelante, le soleil avait pris un ou deux degrés. Nous commencions par les archets du Par-di-Modzes, pieds et mains durs comme des pierres. Nous tapions nos skis sur le tracé pour nous réchauffer. Cela sentait l’eau, la glace, les sapins verts. Très vite, mon frère retrouvait des amis et hurlait « on se retrouve à midi au restaurant », avant de dévaler la piste de son style impeccable.


J’étais satisfaite de skier seule, je chantais à tue-tête « la vie, c'est si joli » des Poppys : "Comme l'été, c'est les vacances, je voudrais lui faire confiance et puis faire confiance à la vie, car la vie c'est si joli, c'est joli, et pourquoi pas, comme une moto Yamaha".

Je me laissais glisser, je ne faisais aucun virage : droit devant. J’adorais les schuss. Il arrivait qu’au début d’une pente je me couche en arrière sur mes lattes, le ciel défilait à l’envers, je filais jusqu’au bout de la courbe avant de me relever avec aisance. Parfois un mauvais écart arrachait mes skis, tordant mes chevilles. Je percutais la neige, me retrouvais dans la poudreuse du pantalon jusqu’aux gants. Je me refusais à porter une combinaison antidérapante et chaude, je voulais être cool, je skiais en jeans, qui devenait dur comme du carton à mesure qu’il se gorgeait d’eau, et gelait. Je me souviens de ces moments à terre, la neige voletait autour de moi, j’étais engourdie par la chute, la joie d’être en vie, désarticulée, dans le soleil. Tout était blanc et bleu et brillant.

Je me relevais, ramassais mes skis s’ils n’avaient pas glissé dans la pente, tapais sur la fixation pour ôter la bosse de neige, et je repartais, comptant mes blessures. Une ecchymose par ici, le poignet un peu foulé par là, la nuque qui craque : rien qui n’altérait le plaisir de foncer dans le vent en suivant des trajectoires droites et lisses.

Bella-Tola, Col, Pas-de-bœuf, à force il était temps d’aller manger. La porte du restaurant s’ouvrait sur de chaudes bouffées de nourriture, de vestes exhalant leur humidité. Mon visage flambait, les conversations se mêlaient au bruit des chaussures raclant le sol. Je retrouvais mon frère je ne sais comment, nous mangions dehors sur la terrasse, face aux montagnes. Des oiseaux noirs planaient, cherchant de la compagnie, les ski lifts ronronnaient. J’avalais la soupe du jour qui donnait droit à du pain gratuit, j’étais moulue par les chutes, le froid, le sport.

A la fin du repas je faisais une sieste face aux montagnes, le visage luisant de Pizbuin, la veste dégrafée, pied posé sur la barrière, lourd de plastique et de métal. J’aspirais le parfum de crème solaire, de froid, des assiettes abandonnées. J’aurais bien piqué les frites laissées sur les plateaux. Les gens arrivaient, repartaient, des panneaux interdisaient les pique-niques, le tenancier était colérique. Il quittait ses fourneaux en rugissant pour virer des familles hollandaises qui faisaient semblant de ne pas comprendre le français. Ses cris étaient repris par l’air et les choucas.

Mon frère repartait, je rêvassais encore un peu. Si j’avais pu diriger ma vie, je serais rentrée au village à ce moment-là. J’aurais pris une douche, enfilé de vieux vêtements confortables, j’aurais plongé dans un bon bouquin. Et d’une, je n’avais presque pas de livres car cette histoire se passe à une époque où les parents craignaient pour le bon fonctionnement du cerveau de leur enfant s’il lisait trop. Et de deux, si j’étais rentrée à la maison j’aurais dû aider puisque c’était le jour de Noël. Un jour périlleux, à l’ambiance survoltée.

Dans l’après-midi mon père sortait boire un petit verre avec des clients. Ma mère s’échinait en cuisine, nourrir la plus petite, préparer la fondue bourguignonne. Elle oubliait mille et un trucs qui m’obligeraient à filer au magasin arracher la dernière botte de persil, trouver du gel pour le réchaud ou des pommes de terre pour les frites. Elle montrait une disposition frisant le génie à oublier d’acheter ce qui était central au repas. En balade, l’ouvre-boîte pour le pique-nique ; pour la raclette les cornichons ; pour le vin le tire-bouchon ; les filets mignons aux champignons la crème. Elle s’en rendait compte au moment ultime, lorsque les magasins étaient presque fermés. Je devais aller mendier aux vitrines, je détestais cela, supplier pour qu’on m’ouvre.

Pour dessert il y aurait une bûche à la crème au beurre de la Fougère et une salade de fruits maison avec une tombée de Kirsch pour mon père.


La journée de ski se terminait sans plaisir, il faisait froid à nouveau. Les ombres bleues envahissaient les pistes, je n’avais plus d’argent, pas même pour un thé. Je maudissais ma gourmandise qui m’avait fait choisir une petite salade niçoise à cinq francs en plus de la soupe, au lieu de garder quelques sous pour le goûter. Je regardais ma montre, seize heures, seize heures dix. A seize heures trente, je prenais le télésiège dans l’autre sens, le vent soufflait dans mon cou, les mains et les pieds à nouveau gourds.

Sur le chemin du retour, les chalets s’enfonçaient dans la nuit, les lumières aux fenêtres montraient des familles préparant le sapin, les guirlandes clignotaient, les skieurs cognaient l’asphalte de leurs souliers, tels des esclaves traînant leurs fers. Mes jambes tremblaient des efforts de la journée. Je grimpais les escaliers jusqu’à l’étage de notre maison villageoise. J’ôtais mes chaussures, je poussais la porte, et ma mère m’appelait : « il faut aller chercher de la salade, des œufs, de l’huile, et ceci et cela. » Je disais que j’avais faim, elle lançait « non, file au magasin, ça va fermer ».

Lorsque je revenais des courses, je douchais le petit frère, me lavais après lui. La minuscule salle de bain dégouttait d’humidité, j’ouvrais la lucarne, la vapeur s’enfuyait dans la nuit, je me hissais sur la pointe des pieds pour regarder. Les chalets se serraient sur le chemin du haut, fourrure blanche et guirlandes. Le courant d’air amenait l’odeur de sciure de bois que la commune épandait sur les chemins pour les rendre moins glissants. Je passais des vêtements propres pour la soirée, un pull, un pantalon en velours côtelé, c’était les années 70. Je lissais mes cheveux qui, à mon désespoir, étaient foncés et tournicotaient par endroit. Je les aurais voulus blonds et frisés selon la règle absolue qui fait souhaiter le contraire de ce que l’on a. Enfin, j’étais prête.

Le salon faisait office de salle de télévision et de chambre à coucher pour les parents. Ma mère avait accroché des boules rouges sur le sapin couvert de cierges magiques, cela sentait la résine, tout le monde était bien vêtu, l’ambiance oscillait entre la joie et l’irritation. Les guirlandes n’étaient pas les seules à être électriques.

Mes deux frères se pelotonnaient sur le canapé avec mon père, qui leur faisait une petite maison de ses jambes repliées. Ils se tenaient là, blonds, rouges et contents, mon père s’étalait sur le divan tel un vaste lézard brun. La télévision diffusait un match de hockey ou de curling. Nous, les femmes bossions dur. Tout était en retard en cuisine. La mayonnaise pour les sauces, la viande à découper en cubes, les frites. C’était le moment où je devais ressortir une fois de plus pour quémander quelque chose chez les voisins. J’allais dans le froid, en pantoufles, risquant ma vie sur les plaques de glace.

Enfin nous passions à table. Le repas était délicieux, frit, salé, chaud. Ma mère s’asseyait rarement, grignotait debout. Mon père se servait une part de tout qu’il mangeait à sa manière ordonnée, un morceau après l’autre, un cube de viande, un peu de sauce, une frite, un peu de salade. J’admirais sa capacité exceptionnelle à terminer son assiette avec l’exacte quantité de nourriture pour créer une dernière bouchée parfaite. Je l’imite aujourd’hui sans le vouloir.

Ma mère décidait de faire la vaisselle avant que le petit jésus, comme on l’appelait chez nous, ne passe avec les cadeaux. Les frères étaient morts d’excitation, ils se battaient, criaient, pleuraient. Mon père digérait sur le divan du salon, à sa façon calme et détendue. Ma mère et moi nous rangions les plats dans la cuisine, les portes des armoires claquaient.

J’aimais la couleur de mon pull. Opale, pas marine, pas turquoise, non, fumée bleutée qui hésite à dorer par endroit. Il était en laine qui grattait, col roulé. Nous l’avions acheté dans un magasin de vêtements pour jeunes filles. Il cachait mes formes, j’ai eu des formes très tôt. Par-dessus, je portais un pendentif avec le signe Peace and Love que mon père m’avait rapporté de l’étranger. A mes doigts, des cercles d’argent. La clé de la boîte aux lettres pendait au bout d’une chaînette suspendue à mon cou.


Ce Noël précis, j’avais quatorze ans, je portais encore le pull opale devenu trop petit, des jeans taille haute, jambes larges, c’était la mode, au poignet un lien de cuir tressé, la mode encore. J’avais continué de grandir, solide et longue, je frôlais le mètre 75, c’était ma croix, tout le monde se moquait, l’asperge, la planche à repasser, je feignais de le prendre avec hauteur et orgueil, parfois ça faisait un peu mal. Tous les garçons sans exception étaient plus petits que moi.


La vaisselle terminée, les mains rêches d’eau savonneuse, on rejoignit les hommes au salon. Ce Noël-là, dans un couffin pas loin du sapin, gigotait ma petite sœur, la quatrième de la famille, elle était si mignonne. La lumière était tamisée, le sapin sentait fort, entouré de dizaines de cadeaux bien emballés qui ne réussissaient pas à cacher la crèche, une grande crèche, celle de la grand-mère, des santons de 30 cm de haut, un âne, la vierge et sa robe bleue un peu écaillée, un chameau éclopé. Deux petits jésus cette année, un sur la paille, l’autre blonde et potelée, portant une jolie combinaison cousue par ma mère.


Dans la famille, nous avions une règle. Le plus petit apportait les cadeaux aux autres, un par un. Noël durait longtemps, c’était très organisé, on patientait devant celui qui détachait avec soin chaque papier collant, celui qui s’évertuait à défaire le nœud de chaque ruban. « Allons-y, disait mon père, je veux voir la messe de minuit. » Les frères étaient heureux ou déçus, excités, agités, le plus petit dansait bras ouverts devant ses présents.

Cette fois-là, à côté des babioles, des livres, des jouets trônait un énorme carton. Je me demandai ce qu’il pouvait contenir. Quelque chose pour la famille ? Ah non, pas des jeux de société, je détestais les jeux. Je n’avais aucun esprit de compétition, perdre m’indifférait, gagner m’ennuyait.

Ma mère dit : « lis l’étiquette ». Sur le petit papier couvert de paillettes, un père Noël cheminait dans la neige vers un chalet illuminé. Dans le ciel marine, des étoiles brillaient, il y avait des sapins, une lanterne. Tant d’histoires sur un papier de 3 cm par 6. Je le retournai. Mon nom était accolé à un Joyeux Noël. C’était pour moi.

« Dépêche-toi », dit mon père. Je déchirai le papier, je suis pour arracher les pansements, ouvrir les portes à la volée, me jeter à l’eau d’un seul coup. Un carton de bananes Chiquita. Je l’ouvris. Des livres. Des dizaines de livres de poche, au moins soixante, soixante-dix peut-être. Des classiques, Zola, l’assommoir ; Flaubert, Madame Bovary qui débute par le nouveau, qui, devant toute la classe, prononce son nom Charbovari ; le Grand Maulnes, mystérieux, lascif et tragique : les mèches de cheveux d’Yvonne morte qui passent dans la bouche de Seurel ; Zazie dans le métro de Queneau et son sacré incipit : « Doukipudonktan »; des romans plus récents, Sagan, Groult Journal à quatre mains, le féminin pluriel ; des faciles, Joffo Le sac de billes, et d’autres, tant d’autres, des bons, des moins bons, des adéquats, des difficiles : des pages et des pages et des pages de liberté. Mes mains tâtaient à l’aveugle, une odeur poussiéreuse qu'on pouvait presque tenir montait de la caisse. Je n'y croyais pas : je les possédais tous.

Plongée dans la boîte, le pull remonté dans mon dos, je sentis les doigts de maman parcourir ma peau. Elle dit « il faudra tout de même m’aider, n’est-ce pas ». Les frères se disputèrent, la petite sœur se mit à pleurer. Sur le tapis gisaient des papiers dorés froissés, le chauffage électrique sur lequel une famille de gants et de bonnets séchait, émit un déclic caractéristique. Dehors la lumière des réverbères tombait droite sur une pluie de flocons. On entendait le chasse-neige tourner dans le village. C’était le bruit du bonheur, et comme tout le monde, je ne le savais pas.


FIN

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