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Venir en deuxième


Le premier roman est choyé. Il conservera pour toujours ce caractère de nouveauté, cette étrangeté : avant, il n’y avait pas d’histoire, après, il y en avait une. Comment avais-je passé d’un état à l’autre, je ne le savais pas. Cela avait commencé un soir de juillet 2017, la terrasse était ouverte sur la nuit, les étoiles tournoyaient dans le ciel noir.

Les doigts éclairés par l’écran, j’ai vu apparaître comme ça, sans y penser, sans réflexion préalable, ni plan, ni anticipation, un homme, jeune, venant d’un long vol l’ayant mené d’Europe à Los Angeles.

Il sortait de l’aéroport, le ciel se dégradait en mauves de toutes sortes, les palmiers maigres balançaient leur plumeau dans le petit vent brassé par l’océan, et moi je ne savais pas que faire de ce type. Un gangster ? Un étudiant ? Un homme brisé par un divorce ? Un binational ? Un journaliste ?


La chaleur me faisait transpirer, mes doigts moites dérapaient sur les touches, le chien ronflait, la moustiquaire arrêtait les bestioles et les chauve-souris, et puis, trois pages plus loin, il y avait un autre homme. Qui était mort.

Je me suis arrêtée là, dubitative. J’ai enregistré le document avec son titre provisoire « la faille ». La faille de San Andrea, banal, mais aussi cette faille dans le personnage de Tom que j’allais m’appliquer à creuser. Tenter de comprendre ce qui faisait trembler cet homme.

Brossage de dents, chambre brûlante. Étendue sur le lit, je me suis demandé ce que j’allais faire de ce type. J’étais curieuse, intriguée, inquiète. Je me répétais que j’allais essayer d’écrire cette affaire inconnue, qu’elle finirait comme d’autres dans un dossier jamais réouvert de mon ordinateur, et que ça ne serait pas grave, pas grave du tout.


Le second, c’est différent. Le second fait frissonner, c’est autre chose que le plaisir de la découverte, c’est plus sombre. Le deuxième dit : « tu n’y arriveras pas, pas deux fois, impossible», il annonce « l’autre était dû au hasard, ça ne se reproduit pas, le hasard ».

Celui-là, je m’y suis mise par une matinée de l’hiver 2019. J’ai posé les mains sur le clavier, regardé les choucas traverser le ciel, dans l’ombre rayée de neige. Le soleil ne se lève qu’après 9 :30. Il grimpe le long de l’Illhorn. Tapi derrière la montagne, il ne donne pas de nouvelles, on pense « c’est fichu, c’est jour blanc », et puis la pointe de la Bella-Tola s’illumine. Voilà qu’il fait bleu et tiède.

Contre le mur, la photo de cet écrivain, grand front, bouche large, bien dessinée, regard sévère, ce type exigeant, qui me disait « là, c’est une promenade, je m’emmerde », ou « salis ton écriture ». Je ne lui obéis pas toujours. Je le regarde quand j'en ai marre, ras le bol, quand je me dis «à quoi bon» et aussi «allez hop, une petite série Netflix».


Pour le deuxième roman, j’avais des certitudes. Je voulais décrire ce gars précis, je voyais ce qu'il voulait, ce qu’il avait vécu, j'étais décidée à le placer en Finlande parce que l'été, ce pays est doux. Pas mou, pas banal : radieux. Ça lui compenserait l’enfance gâchée, à Seb.

Comme à chaque fois, les personnages et l’histoire se sont imposés facilement. Puis ça s’est gâté. Le COVID m’a coupé le goût d’inventer, tout semblait absurde, créer des gens, des vies, des drames, alors que le monde basculait dans les soins, que la mort rôdait plus près qu’à l’ordinaire.

J’ai laissé tomber l’affaire. Seb et ses copains ne sont revenus qu’après trois mois d’arrêt total, trois mois occupés à penser à la vraie vie, à me laver les mains mille fois, à mal respirer sous des masques dont la créativité graphique me consolait à peine.


A la reprise, le bouquin a dérapé. Les personnages n’en faisaient qu’à leur tête, je me perdais dans la temporalité. Suivant le retour des premiers lecteurs et lectrices, je creusais une vie à la pelle, ou j’enterrais une partie du récit. Je tentais des choses, tout au présent, tout au passé, tout au discours intérieur (je me lève), Seb au discours indirect (il se leva), et puis non, et puis je recommençais.

Ce livre, je l’ai réécrit cinq fois de A jusqu’à Z. Pourquoi Seb agissait-il ainsi ? Comment traiter son terrible problème sans tomber dans le cucul, le pathos, le bête ? Comment donner de la puissance à qui il était, un homme doux et tendre ? Le fait qu’il n’existait pas « en vrai » ne m’aidait pas. Seule la beauté du paysage finlandais subsistait, simple et claire.

Enfin, contrat d’édition signé, nouvel avis de lectrice-écrivaine. Coup de tonnerre. C’était trop long, trop d’information, de vies, de voix. A refaire. Découragement. Envie de tout foutre en l’air. Et puis, l’obstination étant mon seul don, j’ai recommencé. Vite, vite, il fallait se presser, la date de publication approchait.

J’ai réfléchi durant trois jours, tournant autour de la machine, puis j’ai plongé. J’ai coupé cent pages, vraiment, cent feuillets, ciseaux, ciseaux, couteaux. J’ai détruit des passages entiers, taillé dans le gras, ôté le début, travaillé la voix de Seb pour qu’elle raconte le présent puis le passé proche, doté Lorcán d’un tic de langage que des lectrices m’ont reproché depuis. J’ai lissé, asséché, vidangé, nettoyé. Implanté dans la tête de Seb une petite voix.

J’ai rédigé à neuf les soixante dernières pages du bouquin. Un matin de fin d’été, brumes, soleil timide, odeur de feuilles rousses, je me suis levée, et c’était terminé. Le deuxième roman était là. Rétif, difficile, indompté, se refusant à couler comme l’autre. Sorti dans la douleur. J’avais le dos cassé, le regard flou, le souffle court, le doigts gourds. J’ai décidé que plus jamais, jamais je n’écrirai de machins inventés, que je redeviendrai une lectrice. Du reste, les piles à lire s’accumulaient de partout, elles avaient gonflé sans que je le remarque, profitant de mon esprit obsédé par Seb et sa bande pour s’installer, manger les meubles, les commodes, grimper la table. Il fallait lire.

L’histoire était terminée je n’étais pas heureuse ou fière ou folle de joie : j’étais soulagée. J’étais incapable de dire qui avait gagné le combat, moi ou le roman. Je n’étais pas morte, je me tenais debout, tout juste, chancelante sur la terrasse, à l’air, au froid, au frais, fini, terminé, enfin.


Puis le livre sort, ceux et celles qui l’achètent l’aiment ou le détestent, ils voudraient savoir pourquoi Seb fait cela, dit ceci, est-ce un roman à clé, est-ce ma vie, qui est ce Lorcán, pourquoi est-il si beau et parle-t-il gras, et cette mère, quelle galère. Deux ans après le premier, je me retrouve à faire quelques signatures, une lecture ou deux, je rencontre des gens intéressés par l’ouvrage ou le pays décrit, ou l’énergie de l’écrivaine, qui est allée une deuxième fois jusqu’au bout. J’apprécie les remarques, les retours, je préfère les positifs, mais les négatifs m’en apprennent sur le livre, comment il a été compris. Je vois qui a froncé le nez, ou l’a lu deux fois de suite. C’est bon de savoir ce que ça lui fait, au public, lire ce que j’ai écrit. Cela vaut tous les chiffres, les volumes, les quantités.

Plus tard, vautrée sur mon canapé, je l’ai relu dans sa version imprimée, avec l’île-femme sur la couverture. J’avais la boule au ventre, craignant de regretter une phrase, des mots mal choisis, un chapitre mou, des dialogues banals. Je me suis dit qu’il s’avalait drôlement vite, le bougre, lui qui m’avait demandé tant d’années pour être écrit. Une fois la lecture terminée, je lui ai trouvé la qualité d’exister. Lui aussi. Et malgré ce qu’il m’avait fait, j’aimais toujours Seb.

La dernière page refermée, j’ai pensé au troisième livre. Quand on commence, on poursuit. Je me suis dit que cette fois, je ne connaissais rien aux personnages, je ne savais trop quel drame les prendrait, sous les sourires et les discours.

J’étais curieuse, excitée, tendue, je grommelais, sûr, cette fois impossible d’y arriver. Je l’avais déjà fait deux fois, et alors, ça ne voulait rien dire. Je me décourageais à l’idée qu’à nouveau, le livre terminé, j’allais devoir couper tant de pages rédigées avec plaisir, creuser un personnage qui ne me parlait pas, abandonner un autre qui me titillait, qu’il faudrait prendre du recul, observer, plonger, tailler, poncer, souffler, vernir. Puis tout reprendre à zéro. Encore et encore.

Je me suis encouragée, me répétant qu’au moins j’étais sûre de la temporalité cette fois, le découpage était prévu, pas d'hésitations entre passé, présent, et les autres. En principe.

En deux parutions, j’avais appris que pour écrire un foutu roman, il fallait me contraindre, me bloquer, m’empêcher de divaguer trop loin. Choisir les mots avec avarice. Pas vraiment mon style. Hum. On verra bien.

Je me suis assise à table, j’ai levé le capot de l’ordinateur. Un nouveau chien ronflait, roulé en boule sur sa couche, un jeune, à bêtises. Cap sur le Canada. Hiver glacial.

Je me suis lancée. Histoire de Sam, Dany, et quelques autres. Troisième ogre : le père.

La faim me revenait déjà, les fourmis dans les doigts, le regard loin à l’horizon, et vogue la galère.


« Le métier d’écrivain consiste à entretenir un feu [..] dans la neige. »

Franck Courtès, « A pied d’œuvre ».


IA Dall-e aux pinceaux.

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