« Ma » Marlène
- AD Salamin
- 6 days ago
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Je ne la connaissais pas si bien. Je ne faisais pas partie de son grand cercle d’amis. Je savais qui elle était : le décès brutal de Mico, il y a tant d’années, m’avait marquée. Dans l’église seule, menue, le petit Basile à la main.
Plus tard, j’écoutais à la radio sa voix de velours, avec des sauts occasionnels dans les aigus. Elle appréciait les artistes, les écrivains surtout.
Nous nous sommes rencontrées à l’occasion de la sortie de mon premier roman « Rien que du grand ciel », qu’elle a soutenu, m’intégrant avec générosité, bras ouverts, à sa communauté. Elle m’a montré son monde, me poussant à sa manière douce, mais ferme à venir écouter ses coups de passion. Elle interviewait avec profondeur et délicatesse.
Marlène au Château Mercier, à la fondation Opale, au festival du Touno, aux Arsenaux. Elle chérissait chaque moment de sa seconde vie professionnelle.
Elle gardait son conducteur un peu secret pour que nous soyons vrais et surpris lorsqu’elle dirait : « A-lors …», au début de l’entretien.
Elle se moquait gentiment de moi qui voulais connaître ses intentions pour être bien préparée. Elle riait : « Mais, AD, laisse-toi faire ». En quelques séances, je m’étais détendue, je me glissais dans ses filets. Elle se préparait, lisait et relisait les livres des personnes qu’elle interviewait. Elle notait ses idées dans un cahier bardé de post-it, elle connaissait les bouquins mieux que leurs auteurs eux-mêmes.
Elle m’envoyait des audios que je n’ose réécouter ni effacer. Nous avons ri ensemble : elle était une joyeuse nostalgique. On a mangé ensemble, j’ai cuisiné pour elle. J’ai découvert qu’elle picorait, s'intéressant à ce que je pensais, disais, qui j’étais, plus qu'au plat servi. Sa gourmandise : connaître les gens. On s’est appelée souvent, bien que je déteste téléphoner. Elle goûtait les voix, les mots prononcés à l’oral.
Elle m’a fait rencontrer cette autrice qu’elle aimait violemment.
Elle a coupé ses cheveux, ça lui allait bien cet air de petit garçon. Est-ce que je le lui ai dit ?
J’ai visité son appartement, sa « grotte », disait-elle. Belle bibliothèque, avec échelle. Chaque livre signait des retrouvailles : « Tu l’as lu celui-là ? Et celui-ci ? Tu sais à la radio, il, elle m’avait dit », et c’était parti. Elle offrait ses anecdotes passionnantes : partager, c’était son plaisir.
Dans sa chambre, au-dessus de son lit, un dessin griffonné par son fils, enfant. Elle y voyait des signes. Je me souviens d’une de mes lectures. Écoutant mes mots sur le grand Jim, mort si tôt dans le bouquin, des larmes coulaient derrière ses lunettes en écaille. Elle parlait de Mico comme s’il vivait là.
Elle adorait ses trois petits-enfants, ses fatigants coups de cœur comme elle disait. Leur avait construit une chambre cabane. Citait les petits mots, les jeux, une promenade d’école avec tous ces gosses qu’elle dépassait à peine en taille.
Peut-être était-ce son regard de myope, ses pauses dans le discours : elle montrait de la joie et une pointe de naïveté qui donnait de la perspective aux choses. Elle disait : « Tu sais quoi ? », et ça promettait des nouveautés, des idées, des moments partagés. Elle m’encourageait, secouant mes doutes. Sur mon écriture, elle disait la vérité. Elle aimait, ou non : lorsqu'elle en avait, elle exprimait ses réticences. Elle était tout sauf lisse.
Lors d'un récent voyage en Inde, elle m’avait envoyé des photos d’elle, chapeau de paille aux bords roulottés, souriante, posant devant du bleu. Un clin d’œil : elle savait combien cette couleur traversait mon second livre. Elle portait ce t-shirt que je lui avais offert. Elle avait choisi d’y afficher cette phrase tirée de mon premier roman : « Écouter la pluie crépiter sur le toit de tôle ». Ça lui parlait de son chalet, de Basile, des montagnes.
Depuis un an, nous nous étions un peu éloignées. Je pensais qu’elle avait besoin d’espace pour accueillir de nouvelles rencontres dans sa ronde. Elle se soignait. Son dernier message est signé de deux emoji : un bonbon et un petit cœur. Tellement elle.
Marlène, je penserai à toi sous la pluie, en voyage, en ouvrant mon prochain livre que tu ne liras pas. Je songerai à t’envoyer un mot, puis je me souviendrai de ton absence définitive, sans réussir à y croire.
Merci pour cette trop courte amitié.
AD
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