Je marche comme une cinglée dans les rues de Toronto. Dernier jour. Le moment où je mesure la masse de choses qui restent à voir, où j’engloutis, bâfre les rues. Tout prendre, tout voir, tout noter.
Il fait beau, doux. J’ai laissé mes grosses bottes à l’hôtel, mon dos est trempé.En veste garantie -40°, je dégouline. J'avance sur le bitume, dans les cris des ambulances, des camions de pompiers, des flics. Je suis témoin de deux arrestations de clodos, gamins pas encore tombés en bas de l’échelle, déjà partis sur mars. Menottes, fouilles, voix douce et calme des flics, quatre par type.
Je remonte la rue du 7eleven et sans le vouloir, j’arrête un voleur. Je prends une photo de la rue propre et bondée, dans l’idée de la confronter aux clichés pris quinze jours plus tôt. Le type en jaune, les détritus, le noir glacial traversé de brouillard (voir post 1) Parfois les opposés sont intéressants. Téléphone, clic, image.
Un type, jeune, bonnet enfoncé jusqu’aux yeux noirs, veste bomber orange, barbe lisse, s’abat sur moi en gueulant « you shot me, did you just shoot me ? » (Tu m’as pris en photo ?). Il dit qu’il ne m’autorise pas, que je dois effacer le cliché. Il crie : « tout de suite. Immédiatement. »
Il piétine devant moi, contre moi, baskets blanches, tendu, les gens nous frôlent, indifférents. Il tient un gros carton à la main, parle jusque sous mon nez. Il sent le tabac et l'appartement jamais aéré. Il dit « you did’nt ask, you’re not allowed » (tu n’as rien demandé, je ne t’autorise pas). Je perçois sous la hargne de la tension, le type dégage une énergie crépitante qui ne doit pas tout à son propre caractère. Drogue ? Il hurle « delete, delete ».
« Here, here, you took me. Delete. Delete. Immediately.» (Là, c'est là, tu m’as pris. Efface, efface immédiatement.)
Le fait que de nos jours le téléphone soit un ordinateur, la tension excessive du type pour le sujet qui nous occupe, me renvoient à une époque où j’enseignais les bases de la micro-informatique à des gars qui réagissaient parfois ainsi devant un tableau Excel qui ne calculait pas juste, ou un texte Word qui disparaissait à chaque CtrlN (normal : cette séquence de touches créée un nouveau document qui se place devant le texte en cours de rédaction. Tip n° 1).
Sans réfléchir, je me mets en mode « Apaisons le danger », je baisse le ton de ma voix, parle calmement à Veste orange. Je dis « ok, pas de problème, j’efface ». L'homme trépigne, moi je fais comme à l’époque : des pauses entre chaque étape pour qu’il-voit-bien-comment-je-réalise -l’opération, je dis avec flegme : «tu vois. Je sélectionne la photo,. J’appuie sur effacer ». Veste orange ne me fait pas peur, j’en ai vu d’autres. Il est nerveux, excité, il sautille sur place. Je dis : « Done. Happy ? » (C’est fait, tu es content ?) L’ironie lui échappe, il me bouscule et descend la rue à grandes enjambées.
Je le regarde s’en aller, méditant sur la vanité du contrôle de sa propre image dans un monde de photographes amateurs, lorsque surgit en boulet de canon un autre gars qui court après le premier. Arrivé à sa hauteur, il l’attrape par l’épaule, arrache le carton, et hurle : « sale voleur, you robbed me, you robbed me » (tu m’as volé). L'autre se laisse faire, ne se défend pas, il s’arrache à la poigne, et poursuit sa route à petites foulées, jetant des coups d’œil de chaque côté.
L’autre type remonte la rue, il passe près de moi, son carton retrouvé. Une machine Nespresso. Il est furieux, il grommelle « fucking city, fucking city » (foutue ville).
Moi bien sûr, je récupère immédiatement la photo sur le smartphone à partir de l’album « supprimées récemment ». (Tip n° 2). Je l'ai encore, l'air furieux du gars, jambes, corps stressé. Il ne devait pas être en grande forme mentale, ou pas très malin. S’il n’avait pas mis tant d’énergie à vouloir disparaître de la photo, nul doute qu’il aurait pu s’enfuir avec son butin.
J’hésite à trouver une morale à l’histoire. Moi, veste orange, le grand type qui aime le café. Trois regards.
Je poursuis ma route, détendue, côté danger, c’est bon pour la journée. Je me perds mille fois dans les rues en suivant le GPS affolé par la jungle de gratte-ciels. Je marche vers Kensington Market.
C’est loin, vieux, sale, orné de panneaux portant des pensées tracées à la craie, du genre « a little darkness is okay » (un peu d’obscurité, c’est bien), « you R not your mistakes » (vous n’êtes pas vos erreurs) et un avertissement qui arrive trop tard : « Ask before you take pictures, be kind to others to stay safe » (demandez avant de prendre des photos, soyez aimable avec les autres pour votre sécurité).
Je m'engage dans le quartier chinois, une longue rue bordée de supermarchés asiatiques, vitrines remplies de canards laqués pendus par les pattes. Plein de petits vieux, cigarette au bec, courses dans un sac en plastique. Ils traversent en dehors des clous pour se rendre dans des lieux connus d’eux seuls.
Je passe des quartiers qui s’embourgeoisent, je mange deux petits pains chèvre-miel dans une pâtisserie dédiée à une seule et unique sorte de gâteau : « le merveilleux. » On voit les pâtissiers travailler à travers une porte ouverte, ils sont français, ils ronchonnent sur leurs conditions de travail. Des mots décorent les murs « magnifique, merveilleux, incroyable » et aussi « excentrique, impensable, sans-culotte ». Les petits pains sont légers comme l’air, le thé correct. Devoir avaler tant de mauvais thés constitue ma principale douleur en voyage.
Dehors le ciel bleu est brossé de cirrus, des types à vélo roulent devant de courtes maisons, barbier, restaurant vegan, sushi, façades vides, fenêtres passées au blanc. Derrière les bâtisses en briques, vertes, jaunes, roses, avance la ligne serrée des buildings et des grues. Chantiers.
Peintures murales dans les parkings, sous les façades de compagnies d’assurances, de banques, dans des allées encombrées d'ordures, sur des maisons en ruine. Ça bouillonne, fleurs, hommes, visages, enfants, des biches paissent sous un soleil acéré, pattes plongées dans une rivière orange 1970, des visages d’hommes et de femmes noires peints en bleu foncé, yeux laser.
Au bas d’un mur, un mini graffiti : « art is a gift », (l’art est un cadeau), plus loin un petit copieur de Banksy a dessiné un enfant, un drapeau ukrainien flotte à son bras : « make love, not war ». Sous le dessin, quelqu’un le sanctionne : « this is not art » (ce n’est pas de l’art).
Dans un bâtiment sans âme, tout en marbre beige, verre et lumières intégrées, clignote un grand cœur en néon. Plus loin, au coin de rues animées, de jeunes types glissent leur main sur la paume d’autres gars. Trafic. Une chouette échoppe de vinyles, « Steve’s records ». Tout est barricadé comme presque chaque magasin ici. Un panneau discret annonce que pour les delivery (livraison), il faut passer à l’arrière. Au croisement de grandes avenues, le ciel est découpé par les câbles des tramways.
Plus tard je m’assois sur un banc, au pied de la tour CN, dans le doux soleil de quinze heures. J’ôte ma veste. Une fille traverse la place, tenant d’une poigne ferme le bras de son ami, un grand noir qui porte un hoody rose bonbon. Ils se dirigent vers l’Aquarium. Elle tourne la tête partout pour accrocher les regards. La fille semble dire :
« n’approchez pas, il est à moi ».
Je reprends la marche, dos flingué à force. Dans un petit parc, une fontaine décorée de chiens en céramique, de toutes les races. Un type balade sans laisse un dogue argentin de 50 kilos. Je file, yeux baissés, pour éviter le regard du molosse.
Le voyage est terminé. Taxi. Aéroport. Sécurité. Je prends un smoothie mangue, un muffins aux bluets comme on dit ici, et je m’installe dans un espace de co-working pour travailler sur le troisième bouquin. J’écris durant trois heures. Embarquement. Cinq heures d’écriture encore dans l’avion.
Je m’interromps pour mater le lever de soleil, ciel explosé de rouge, traversé d’avions, qui transportent des gens qui peut-être écrivent en regardant par le hublot passer un avion, dans lequel j’observe le monde.
Images réalisées par l'Intelligence artificielle Dall-e : https://openai.com/product/dall-e-2
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