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Quatrième carte postale : Moi, la route, et rater le ferry.



Je quitte Québec City en voiture de location. En hiver, pas de transport public vers ma destination.

Ciel bas rasant la route, flocons guillerets. Je cherche les chutes de Montmorency, je les ai vues en été, pas lorsqu’elles sont prises par le gel.

Le GPS me balade de petites rues encrassées de neige en églises closes. Stations essence, monter, descendre. Je tourne en rond pour rien, je laisse tomber, on verra au retour.

Après quelques kilomètres sur le bd Sainte-Anne, circulation fluide, je m’arrête à un point de vue bloqué par la neige. J’escalade, m’enfonce jusqu’aux genoux. Belle vue sur la plaine ponctuées de bicoques emmitouflées. Loin devant, le Saint-Laurent émeraude traîne dans ses jupes des grumeaux congelées. Tonalités noires, grises, blanches, strates beige, ventre de grive, jaune pâle sous le ciel boursouflé qui neigeote.

En retournant à la voiture, je glisse, bam, de la neige jusque sous le pull, dos sonné. En baskets, voilà tout est dit. Je me répète « je n’ai plus 14 ans, je n’ai plus 14 ans », un fait étonnamment difficile à intégrer.

La route s’étire, descend, monte, redescend, oblique vers les montagnes.

Soudain le soleil se lève, et c’est comme au début de la création. Ciel bleu vif, marées de sapins de carte de vœux. L’air étincelle.

Bonne route à deux pistes, les chemins adjacents ne sont pas déblayés, parfois la neige atteint un mètre de haut. Personne ne passe par là. Panneaux jaunes portant la silhouette d’un caribou.

Houppes de nuages en balade sur l'horizon clair. De chaque côté de la route, des congères bien tassées. Au croisement de villages, un chasse-neige géant recrache des blocs dans un jet continu de glace pulvérisée. De temps à autre, une grange framboise.

Les montagnes autour ne sont pas hautes, souvent rasées en leur milieu pour laisser passer de larges bandes vides. Au début, origine oblige, je crois que ce sont des pistes de ski, en réalité elles transportent l'électricité : de gigantesques pylônes dévalent les pentes par rangs de quatre.

Arrivée à Baie Saint-Paul où je loge. La rue principale du village n’est pas dégagée, je lâche ma voiture n’importe où, contre un tas de neige.

Le premier bâtiment en sortant du véhicule est une galerie nommée « l’Harmattan », comme l’éditeur de mon bouquin « Rien que du grand ciel ». Je choisis d’y voir un signe.

Ateliers d’artistes, galeries d’art, le village est connu pour ses peintres, céramistes, sculpteurs. Pas le style que j’aime, à part peut-être, en clignant des yeux, un petit paysage de cieux explosés au-dessus d’un lac.

J’arpente la rue de long en large, aller, retour, je patine dans la couche savonneuse. Maisons typiques en bois peint, vérandas débordant de neige, glaçons collés aux toits. Tout est fermé, c’est plus ou moins hors saison. Il fait -15, très beau, très froid, très bleu.

Au bout de la rue, une énorme église en briques perce le ciel de ses deux clochers blancs.

Faim. Dans un des rares bistrots ouverts, on sert de la smoked meat (viande fumée), une spécialité de Montréal. Je m’installe sur un haut tabouret. Des témoignages de clients satisfaits sont affichés sur les murs : « nous sommes fiers que notre fille ait mangé son premier smoked meat ici ». Fiers. Le sandwich est gigantesque, servi avec des chips, une salade chou, du concombre. La texture de la chair ressemble à de la viande séchée bouillie ultra cuite et salée. Aucun goût, mais avec un coup de moutarde, « ça fait la job », comme on dit ici pour qualifier quelque chose de moyen.

Lorsque je m’en vais, une des serveuses me lance : « bonjour, ma chouette ».

Il est quinze heures trente, je décide de poursuivre jusqu’à l’Isle-aux-coudres, but du voyage. Trente minutes de routes en pente, ça monte, ça descend sec, toujours des sapins enfantins et de l’azur sans faille. Descente à 20% jusqu’à Saint-Joseph de la Rive, petit village étiré entre fleuve et falaises.

Je me grouille, je fonce, suis la ligne d'attente, freine de justesse au feu rouge. Le traversier s’en va sous mes yeux, croquant la glace à pleines mâchoires. Je l’ai manqué de peu, une ou deux minutes. Voilà tout ce que je déteste dans les îles : ne pas pouvoir y aller et les quitter quand je le veux.


Je sors de la voiture, vent, froid mordant, cuisses congelées, visage paralysé. L'eau autour charrie d’énormes glaçons collés les uns aux autres. Puissance du courant entraînant les blocs, j’ai la sensation que c’est moi qui dérive. Seize heures, lumière dorée. Un cargo rouge casse la glace pour atteindre le milieu du fleuve, en eau libre. Sur le rivage, arbres nus, séracs gris, des bateaux de pêcheur pris dans la neige.

Je me lasse d’attendre le ferry suivant. Rentrons, dis-je à la voiture qui s'en fout. Je traverse le village dans l’autre sens, une boulangerie, quelques maisons, la papeterie artisanale Saint-Gilles. J’aurais bien acheté des cahiers pour mes griffonnages, mais c’est fermé, travaux en cours.

Au bord de la route, une maison rouge écaillée, façade en tavillons comme en Suisse allemande. Tout est partout. Je longe les berges, petite église blanche, marais gelés, beaucoup de solides roseaux, têtes brun velouté pointant des monticules.

Au retour, les sapins dégoulinent en longs capuchons de neige festonnés de glaçons, et ça se refroidit encore. Le soir passe ses mains sur les montagnes rondes, les champs, la surface bousculée du fleuve. Quelques étoiles piquent le ciel.

Demain, dans l’île.

Au boulot.




Illustrations Dall-e : https://labs.openai.com/

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