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Quatrième carte postale


Les plages de Cesenatico à Rimini ne ressemblent à aucune autre, royaume de l’organisation, de la masse, ce sont des villes de parasols, de chaises longues, tables, des quadrilatères déterminés, attribués, loués.

Les allées rectilignes mènent de l’entrée payante à son carré à soi. Seules les couleurs différencient la rue, le quartier, la maison. Chaises-longues bleues, ombrelles roses, rayées rouge et blanc, ou vert, ou encore gris pigeon délicat. Parfaitement égalitaires, premier arrivé, premier au bord de l’eau, chacun exactement le même espace, ni riches, ni pauvres, tous moyens.

Le premier établissement balnéaire de l’Adriatique a vu le jour à Rimini en 1843 sous la forme d’une plateforme en bois, équipée de cabines et d’escalier pour descendre dans l’eau, le premier hôtel de mer a été bâti en 1896. Les baigneurs presque entièrement vêtus, étaient poussés par un besoin thérapeutique, la cure marine. Plus tard, le tourisme de masse a fait glisser les nordistes vers le sud-est, les plages plates et blondes, la chaleur, l’eau bouleversée de longues vagues.

L’été, nous entrions dans cette ville de sable par un chemin qui passait sous une enseigne numérotée. Le sol se couvrait graduellement de grains qui nous faisaient glisser, puis nous avancions, nous nous enfoncions dans le sable. Enfin nous pouvions enlever nos sandales remplies pour enfoncer nos orteils dans le sol frais et mou.

Après avoir payé deux chaises-longues, une chaise et une table, nous progressions vers notre nouvel appartement, les cuisses lourdes à force de patauger. Une fois arrivé, mon père saluait les voisins inconnus en italien, j’admirai la langue leste et chantante buona giornata, incantato, grazie, prego. Nous ôtions nos short et liquette, pour les déposer dans le panier en osier en fichant du sable partout.

Nous nous enduisions de crème à bronzer, car nous vivions alors une époque sans gravité. La voiture, l’essence, les vacances, le nucléaire, la cigarette, le soleil, tous joyeux et positifs, tous là pour améliorer notre vie.

Nous attendions avec impatience le top départ vers le monstre bleu qui se secouait au loin, prêt à nous emporter. Nous, les gosses étions assis par terre. L’air était chargé de parfums, noix de coco, sucre brûlé, jambon cru et pain blanc chez ceux d’à-côté, pêches et limonade.

Une fois ma bouée en forme de cygne gonflée, j’étais enfin donnée à la mer. Mon père faisait du ski nautique, cela me semblait héroïque. Sa silhouette s’arrachait à l’eau, il tenait bon, genoux pliés puis décrivait une large courbe blanche qui tranchait l'eau. On aurait dit qu’il poursuivait le bateau qui le tractait.

La marée montait le long de mes jambes, suçant mes pieds. Je prenais une première tasse d’une longue série en me jetant trop vite dans les vagues. Le sel et l’eau de mer me surprenaient. Durant les mois chez nous, à la montagne, j’avais oublié ce goût puissant.


Je me souviens de la fois où, toute petite, je me suis perdue.

Je ramassais des coquillages, je suivais les plus belles vagues en direction de Rimini, la plage était infinie. Les mains pleines, j’ai voulu revenir, et soudain tout était étranger. Je ne reconnaissais ni les gens, ni les odeurs, ni les avions tirant leurs banderoles dans le ciel uni.

J’étais au bord des larmes, je ne retrouverai jamais ma famille au milieu de cette mégapole d’eau, de sable, de milliers de gens tous semblables, nus ou presque, gros, maigres, hommes, femmes. Je ne pouvais me raccrocher à des vêtements pour les reconnaître, je ne pouvais appeler à l'aide, à part buongiorno je ne savais pas un mot de cette langue. Je ne me souviens de m’être sentie impuissante et un petit peu contente aussi. Libre.

J’ai pris une grosse respiration et j’ai réfléchi. Soudain, surgi de la nécessité, l'intérêt pratique de la couleur des parasols m'est apparu : identifier sa contrée. Je me suis souvenue que la mienne était orange foncé, une belle couleur chaude et lumineuse.

J’ai remonté la plage, j'ai observé chaque partie, chaque code. Pas la bonne couleur, pas ce rouge, pas cet ocre. Cela m’a paru long. Enfin, j’ai reconnu notre rangée, compté les lignes, je me suis faufilée, et j’ai retrouvé ces gens-là, mes parents, identiques à tous les autres de loin, spécifiques de près. Je me suis assise, j’ai demandé à boire. Il m'a semblé qu'ils n'existaient que par l'effort de ma propre volonté.

Personne n’avait remarqué mon absence. Je n’avais pas les mots pour expliquer ce que j’avais fait, sortir ma famille du melting pot italien, les reconnaître. J’ai gardé cette petite fierté pour moi.


Le travail du photographe Bernhard Lang donne une idée de ma brève odyssée. Merci à ceux.celles qui ont inventé les couleurs, l’organisation, les carrés, les barres, les énormes chiffres que je ne savais pas lire mais dont j’ai reconnu la forme sur les blocs à l'entrée des plages.


Je me suis perdue, je me suis trouvée, j'ai fait le chemin seule, sans demander à personne : cela valait bien le voyage.


- Étude sociologique des plages de l’adriatique :

- Diaporama par Bernhard Lang :

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