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Mouiller sa chemise


Ça le démange de voyager, l’écrivain. Pour son prochain livre, le troisième déjà, il a décidé de se rendre sur place. Vérifier. Dans une autre vie, l’écrivain est un scientifique, il sait que ce qui est annoncé doit être prouvé, les données croisées, les sources citées. Il cherche la véracité, à défaut de la vérité. Il aime écrire des histoires inventées se déroulant dans des lieux réels. Oui, son champ à lui, c’est le réalisme.


Lorsqu’il débarque dans un nouveau pays, il part renifler les environs, place des pions-personnages dans les rues qu’il découvre, les parcs, ce petit banc, cette terrasse devant le café, ce bord de mer, ces prairies. Il joue avec ses créatures, renonce à leur genre, change leur identité, les déshabille, modifie leur âge, la couleur de leurs yeux, hésite, recommence. Les lieux seuls ne changent pas : réels, solides, incarnés.


L’écrivain a décidé un jour où il rêvassait au soleil de situer l’action du troisième bouquin au Québec. Sur l’Isle-aux-Coudres, une île du fleuve Saint-Laurent. Jusque-là, rien de surprenant. Son deuxième livre se passe en Finlande, le premier dans les plaines de l’Arizona. L’écrivain aime la route, pourvu qu’elle soit lisse et droite.


Il n’est pas joueur mais il aime les défis, les petits challenges, les brins de folie. Ainsi a-t-il imaginé que le troisième récit se déroulerait en hiver. Sur cette île gelée, reliée à la terre par un traversier, un ferry équipé de brise-glace. Il a lu Winter de Rick Bass, ça se passe dans le Montana, c’est froid, c’est dur, c’est beau, ça lui a donné envie. Il se trouve trop mou, trop confortable, il ne veut pas se laisser limiter par ses craintes. Il a décidé de se rendre sur l’île en plein mois de février. Le plus froid de l’année. Il y va seul. L’écrivain n’aime pas tellement la solitude en voyage, il est du genre partageur, ce qu’il voit il a envie de l’exprimer à haute voix. Du reste, il parle toujours ainsi à son chien, à lui-même, à son ordinateur, ses légumes qui mijotent, aux objets. Non, il n’est pas cinglé : il met en scène.


L’écrivain est sérieux, quand une décision est prise il s’y tient. Il a donc réservé l’avion, le train, oui il va tester le train entre Toronto et Québec. Pour la dernière étape, la voiture est louée, les hôtels réglés. Sur des sites marchands dont il ignorait jusqu’à l’existence, il sélectionne des vêtements capables de supporter -20 degrés, lui qui n’aime pas les longues marches, le sport, les routes gelées, la neige. Ses collègues québécois lui ont raconté des histoires terrifiantes d’orteils noirs qui tombent après une balade de vingt minutes, se perdre dans le brouillard pour toujours, nez gelé, joues abîmées, alors que tout semblait confortable. C’est la faute au grand froid, qui endort, insensibilise, et bam, un doigt en moins. Difficile de faire le tri entre les légendes et la réalité. Dans le doute, il se prépare, l’écrivain. Il a acquis une paire de bottes avec crampons intégrés qu’un ingénieux dispositif permet d’activer en cas de besoin, des bâtons de marche. Il teste des apps qui ne fonctionnent pas, dans le but d'afficher la température extérieure et lancer l’alerte « tu vas geler, fuis, pauvre fou ». Il lui manque un bonnet, des sous-vêtements thermolactyl. De vrais gants. L’écrivain se dit que bah, si ça se trouve, le réchauffement climatique opérera, le temps sera beau et doux. Il aura l’air malin alors avec ses idées de grand nord, de danger, d’aventure. On verra bien, se dit l’écrivain, que sa nature profonde porte à y aller, tête baissée, les peurs, les angoisses, trop ennuyeux, en avant, droit devant.

La nuit, c’est sa limite à l’écrivain. Il veut la passer en Suisse, dans le confort, la chaleur. Pas question de dormir sous tente ou dans une yourte, une cabane. Hôtel à étoiles, déco minimaliste, douche italienne, grand lit, draps lisses et fenêtres propres.

Il a prévu de passer quelques jours dans trois villes, et presque une semaine sur l’île. Il espère entendre craquer le Saint-Laurent sous le poids de la glace, découvrir à pied une partie des 23 km de route gelée qui fait le tour du territoire. Photographier, écrire. Noter, esquisser les couleurs, blanc, gris fumé, bleu s’il fait beau. Il veut prendre son temps. Grelotter. Trouver un bistrot. Prêter l’oreille à la mélodie de la langue. Boire du thé chaud. Tiens, il devrait songer à emporter un thermos.

Au crépuscule, de retour dans sa chambre, il soignera ses engelures et réchauffera ses doigts sur le clavier de l’ordinateur. Peut-être aura-t-il allumé une bougie pour repousser la nuit, peut-être surprendra-t-il son reflet dans la vitre et parlera-t-il trop fort à Sam, son personnage principal, une fille astucieuse, à qui on ne la fait pas. Une dure à cuire, toute moelleuse à l’intérieur, cachant ses fragilités sous des sourcils froncés, une bouche douce, modelée mais boudeuse. Qui sait ? Sam lui répondra peut-être, elle dira : « Silence, l’écrivain, tu ne connais rien à rien ». Alors, il se lèvera, étirera ses lombaires, et décidera d’aller se coucher.

Dehors sur le rebord du toit, à cause du chauffage et de la respiration des hôtes, les glaçons céderont et se planteront en sifflant dans les congères tassées contre la maison. Il guettera le bruit, il lui faudra du temps pour s’endormir, à l’écrivain.


« Tout ce qui l’intéressait dans un pareil froid, c’est qu’il en était incommodé. La morsure du gel faisait mal, et il importait de s’en préserver en fourrant ses mains dans d’épaisses mitaines, en rabattant sur ses oreilles les pattes de sa casquette, en protégeant ses jambes et ses pieds dans des bas et dans des mocassins épais. Cinquante degrés sous zéro, c’était un fait, et rien de plus. »

Jack London, Construire un feu. 1908


PS / Le masculin est utilisé à titre générique : aucune écrivaine n'a été maltraitée dans ce texte.

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