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Lever de rideau

Lorsque j’avais cinq ans, je vivais au rez-de-chaussée d'un immeuble de trois appartements, séparée d'un Château converti en restaurant par une haie épaisse.

Notre logement était moderne grâce à deux attributs : les toilettes, séparées de la salle de bains, et les stores obturant les fenêtres. Après le couloir extérieur, nous débouchions dans un vaste hall qui faisait office d’antichambre, de couloir, de salle de jeu, un lieu où crier, bouder, se bousculer, téléphoner avec l’appareil noir qui trônait sur la table basse. Cuisine, trois chambres, salon isolé par une porte vitrée couleur ambre qui ressemblait à une délicate sucette. Je léchais un peu la vitre lorsque personne ne me voyait. Cela avait le goût de rien.

Autre innovation époustouflante : je disposai d’une pièce pour moi seule. La fenêtre donnait sur le chemin, un large pommier, un ruisselet endigué, plus haut, des étages et des étages de vignes. Contre la paroi se tenait une grande réplique brodée de « la Dame à la Licorne », en jute rousse. La nuit, je soulevais le tissu pour creuser en douce le mur de plâtre à l’aide d’une petite cuiller. Pourquoi ? Parce que la matière était facile à forer. L’opération était satisfaisante. Je me souviens du grincement dans le gypse, des minuscules éboulements cascadant de la paroi, que je faisais passer derrière le lit. Je voulais moins percer le mur qu’y sculpter des tunnels, prenant soin de ne jamais dépasser la tenture.  J’aimais le secret, ce qui était caché derrière la scène, dont personne ne se doutait. Un jour les parents ôteraient le tissu. J’espérais qu’ils apprécieraient la beauté de l’envers du décor.


Je détestais dormir. M’arrêter, fermer les yeux, attendre le matin qui ne venait pas, m’ennuyer, m’ennuyer fort. Les lamelles du store laissaient passer un peu de lumière, et les cris, les rires des grands autorisés à jouer tard. Les soirs d’été résonnaient de chaleur dans un espace vide de moi.

Au matin, j’entendais mon père se préparer, fermer la porte d’entrée puis, passant devant ma fenêtre, il s’arrêtait un instant pour se moucher, corne de brume. Au son qu’il émettait, je savais s’il faisait beau ou non.

En début d’après-midi venait la sieste tant haïe. Je bouillonnais d’envies, bouger, jouer, courir, lire. Les parents dévissaient l’ampoule du plafonnier pour faire le noir. L'ennui serrait mon cou, j'étouffais. Je me levais sans bruit, collais mes yeux au store. J’observais le monde découpé ligne à ligne. Un trait de ciel, un trait d’herbe. Je percevais des bribes de conversation, ma mère, ma grand-mère, puis le silence de treize heures se reformait. Bientôt, un léger ronflement s’élevait au-dessus du crissement des insectes. Quelqu’un s’était endormi sur la chaise longue.

Tous les jours, je décidais de m’enfuir. Je saisissais la sangle beige qui servait à hisser le store. Si on la lâchait, le rouleau retombait avec fracas et mon père criait « ça va casser ! ». Il fallait y aller avec ruse et volonté. Je prenais la courroie entre mes mains, la tirais vers moi de toutes mes forces. Le store ne bougeait pas d’un pouce. J’appliquais d’autres méthodes, grimper sur la chaise, tracter la lanière, sauter à terre utilisant mon petit corps pour faire contrepoids, me suspendre à la bretelle, placer les pieds au mur. Le store se soulevait de quelques centimètres, puis je ne le tenais plus. La fenêtre laissait voir une courte ouverture. J’y glissais les doigts, je les agitais dans tous les sens, tentant de percevoir l’épaisseur de l’air, sa douceur.

Si ma remise en liberté semblait proche, je jouais avec la corde, le store retombait dans un claquement sec. Du jardin montait la voix de ma mère : « Arrête, ou tu seras punie». Je filais en vitesse sous la couverture, yeux clos, mimant l’enfant sage, endormi depuis des heures. Je guettais les bruits de la maison, je devenais clé, je volais, m’insérais dans la serrure, car oui, à l’époque, on enfermait les enfants comme moi. Je me roulais dans le barillet, m’ébrouais, et hop, le pêne jouait, je pouvais filer dans l’herbe, pieds nus, libre.

À un moment mystérieux, difficile à anticiper, la porte s’ouvrait, ma mère entrait. Elle lançait « tu n’as pas dormi, ce n'est pas possible » et d’un geste admirable, tirait la lanière comme un oiseau traverse le ciel, avec grâce et légèreté. Le store claquait contre le mur du haut, le jour blessait mes yeux. Elle disait « habille-toi, c’est l’heure du goûter ». Je salivais à l’idée du pain, du chocolat aux noisettes, du verre de sirop cassis, oui le sucre n’était pas une préoccupation majeure en ces temps-là.

Je passais mon short rouge, mes sandales, et je courais bras ouverts vers le monde vivant.


FIN


« La barbarie plutôt que l'ennui.»

Théophile Gautier


Images Dall-e OpenAI

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