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Enfant-roi



Moi, mon château, c’est le réservoir dans la forêt. Les arbres sont des tours, le bisse des douves, le lac, c’est la salle du trône. Je fabrique des flèches avec des branches de noisetiers. J’arrache toutes les feuilles d’un coup, je sors le couteau que j’ai volé à la cuisine. Je les taille en pointe. Pour savoir si elles piquent bien, je les cogne contre ma paume. Une fois, mon frère m’a poussé, la pointe s’est enfoncée, et du sang rouge mais rouge a coulé. J’ai serré les dents. Je suis chevalier, je n’ai peur de rien.

L’arc, je l’ai fabriqué avec mon père, le roi d’en bas.  L’arbalète a la bonne courbure, une grosse ficelle qui sert au rôti, est tendue sur les encoches que le roi a faites avec une scie. C’est une bonne arme. Quand je tends et relâche la corde, elle vibre.


Pour monter à mon château, je passe le bras dans l’arc, je le tourne dans mon dos, et je cours à travers le sous-bois, flèches à la main. Mon frère, c’est mon écuyer. Il veut aussi être chevalier, il dit « tu es une fille, tu dois être princesse, même si tu es moche ». Je le menace avec mon arc, comme c’est un trouillard il craint de prendre une flèche dans le cul, on doit pas dire cul, mais derrière c'est pas clair, donc il cabre son cheval, et s’enfuit à travers la forêt en gueulant « en avant, en avant ». On a connu plus loyal comme écuyer.

Je poursuis mon chemin, je m’arrête souvent pour écouter. Rien. Les oiseaux. Le froissement du vent dans la cime des sapins. De temps en temps je tire une flèche qui s’enfonce dans la mousse, et décapite quelques fleurs. Je ramasse des pains de coucou, ma langue se rétracte quand je les suce, ils sont acides comme des mini tiges de rhubarbe, la sensation âpre m'envahit, râpe ma gorge, mais je suis chevalier, ma nourriture, c'est le pain des dieux.


Lorsque j’arrive au château d’en haut, mon frère se tient là, il observe la salle des chevaliers, dont le sol est fait d’eau bleu fumée. Le soleil passe à travers les vitraux-feuilles, tout brille. Je ne jette pas mon arc, un chevalier n’abandonne pas ses armes. Je me laisse tomber sur le banc. Parfois je sors un morceau de pain de ma poche. J’en donne à mon écuyer s’il s'incline devant moi. Quand j’ai du chocolat, il laisse tomber sa fierté et pose deux genoux en terre. Je l’oblige à m’appeler « Monseigneur », et après seulement je partage.

Parfois un ennemi approche. Nous nous taisons, mon frère flatte son cheval pour le calmer, je pointe une flèche. Si je me concentre, je peux l’envoyer à trente pieds, droit dans la tête de l’attaquant. Je dis trente pieds, je n’en sais rien, trente pieds, ça veut dire « loin devant ».


Il arrive que mon écuyer soit de mauvaise humeur. Dans ce cas, il répète que je ne suis pas un vrai chevalier parce que je n’ai pas de quéquette, ce truc mou qu’il a entre les jambes et brandit fièrement lorsque nous nous lavons aux étuves, c’est-à-dire au bassin dans le champ en bas de la maison. Cette maison n’est pas un vrai château, juste la maison du roi d’en bas. Le vrai château est ici, et un jour je serai le roi d’en haut, quéquette ou pas.


Pour ça, il faut atteindre le trône. Le trône se trouve au milieu de la salle principale du château, sur l’eau. Il est noir, il jaillit du sol, il est assez large pour qu’on s’assoit dessus. Le premier qui montera sur le siège sera sacré roi. Je veux que ce soit moi, mais pour cela il faut passer les douves, nager jusqu’au milieu. Et ça, c’est interdit. Parce que les tourbillons nous entraîneraient au fond, et qu’on resterait bloqués dans la boue, sans air. On attendrait la fin qui ne viendrait jamais. Ma tête et celle de l’écuyer pourraient tourner à 360°, on verrait tous les poissons devant et derrière, et les ennemis nager autour de nous, ce qui serait pratique quand on y pense. Il ferait froid au sous-sol de la salle, et trouble.

Le roi d’en bas dit que s’il nous prend à traverser la salle du château, il nous enfermera dans le donjon pour le reste de l’été. Ce qui est impossible parce que le donjon, c’est une vieille baraquette pleine de trous où l’air passe. Un coup d’épaule, on sera dehors.


Parfois, lorsque l’ennemi n’est pas aux portes, nous enlevons nos sandales, et nous entrons dans l’étang. La vase suce mes orteils, l'onde est fraîche. Elle murmure « viens, viens, je te porterai jusqu’au trône ». Je sais, parce que je suis le futur roi d’en haut, qu’elle ment. C’est quelque chose qu’elle dit pour nous attirer dans les cachots. Au bout d’un moment, mes pieds sont gelés, je recule, le cheval hennit avec colère. Mon frère dit « quelle lâche, tu n’as pas osé traverser », alors je lui fous un coup de pied dans le tibia, il devient tout rouge, parfois il pleure. Écuyer, va.


A quatre heures, les ennemis sont là. Ils parlent fort, sentent la cigarette, ils ont des cheveux courts, noirs et brillants, des moustaches. Lorsqu’ils arrivent, je les mets en joue. Ils disent : « dégagez de là les gosses, c’est l’heure de l’eau ». Ils se penchent sur les douves, arrachent des plaques rouillées, alors ça se met à gronder, à basculer dans la pente. Ils nous chassent, nous dévalons la pente, au long du courant qui fonce dans le bisse, saute par-dessus les souches, emporte les feuilles, les branches, gicle de tous côtés. Les ennemis hurlent pour avertir d’autres ennemis placés plus bas afin qu’ils arrachent à leur tour les plaques.

Lorsque nous arrivons chez le roi d’en bas, l’eau explose au coin du donjon avant de se précipiter jusque chez la sorcière. La sorcière nous donne toujours des bonbons qu’on jette en douce parce qu’on ne veut pas crever comme ça, par le poison. Après un moment, l’eau est bien répartie, elle se calme, devient douce, turquoise, déborde dans le pré. On saute dedans à pieds joints, on crie « on va t’avoir, sale bête », alors la reine-mère se met à hurler « vous allez détruire vos sandales. C’est l’heure du goûter, montez ». L’écuyer attache son cheval à l’arbre, et moi, le futur roi d’en haut je marche jusqu’à la cuisine, tête haute. Je ne peux pas entrer avec mon arc parce que, selon la reine-mère, « c’est n’importe quoi, les jouets, dehors ».


Nous dévorons des tartines de miel, buvons du sirop en balançant nos jambes sous la table. Il y a des mouches prises dans les rideaux qui supplient « laissez-nous sortir et nous serons à votre service pour toujours ». Une mouche, ça vit à peine quelques heures, alors hein, mensonge.

J’essuie ma bouche avec la serviette à carreaux. La reine-mère, qui bizarrement est aussi la cuisinière du roi d’en bas, hache des légumes pour la soupe. Je décrète : « moi, le futur roi ne veut pas de soupe ce soir ». Elle répond « On ne discute pas ». Elle ajoute : « Une fille, c’est une reine, pas un roi ». N’importe quoi. Je me demande si je les laisserai vivre, le roi et la reine d’en bas, lorsque je serai couronnée, que je régnerai sur le pays.

Peut-être que oui.

 

FIN


« Ils sont bergers/ Ils sont rois mages/Ils ont des nuages/Pour mieux voler/Fils de ton fils, fils d'étranger/Tous les enfants sont des sorciers »

Jacques Brel

Illustrations dalle-e 2, OpenAI

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1 Comment


Sandra Clavien
Aug 01, 2024

Retour dans de beaux souvenirs d'enfants ... En garde !

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