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Diners


Cette fois, c’est un peu plus long.

L’écrivain travaille sur un « side project », un projet parallèle, un peu à part. Non fictionnel. Un ouvrage qui s’appellera : « C’est comme ça l’Amérique – Chroniques affamées ».

Il rassemble les expériences qu’il a vécues aux USA. Pendant huit ans, avec son assistant du moment, l’écrivain a prolongé chacune de ses participations à de doctes conférences de recherche par un road-trip. Ces mini nouvelles en attestent.

Chacune est complétée par une recette de cuisine. Arpenter des heures durant les routes désertiques, c’est souvent crever de faim et accepter n’importe quoi pour calmer son estomac.

Voici une histoire vraie qui se passe au Nouveau-Mexique. Elle a inspiré quelques pages de « Rien que du grand ciel ».


Highway 285, sud du Nouveau-Mexique. Nous roulions lui et moi en direction de Roswell. Nous avions trop vu X-files (moi), les théories extra-terrestres sur le Net (lui). Nous mourrions d’envie d’aller vérifier sur place l'existence des petits hommes verts et de la grande conspiration gouvernementale. UFO à 33° 23′ 14″ nord, 104° 31′ 41″ ouest. Cela nous obligeait à faire un détour de 800 miles, bah une paille.

Collines acajou, sauge en broussailles, poteaux, aucune clôture. De loin en loin un animal aplati sur l’asphalte, viscères explosés. Panneaux. Bleds vides, ciel sombre, de gros nuages déboulaient sur nous. Nous roulions à l'infini à travers la plaine. On oubliait notre but, cela ne finirait jamais, rouler, suivre le ruban de goudron, tirer au sud, rouler et rouler encore. C’était l’hiver, février, le neige poudrait le toit de quatre maisons abandonnées, trois arbustes desséchés disparaissant à la course.

Dans un creux de route apparut un wagon métallisé, diners en lettres néon. On connaît mon appétit pour les néons. Je parquai sous les arbres. On patina sur la pente en bois mouillé jusqu’à l’entrée. Ce matin en quittant Albuquerque, il faisait bon. Soleil, grand ciel, terre rouge. Depuis nous nous étions enfoncés dans les steppes maigres, arroyos, serpents à sonnette, de loin en loin une caravane, pompes à vent, gros pickups. L'air sentait l’hiver, les joues piquaient, larmes aux yeux.

C’était très pauvre par ici. Au Wallmart, les rayons étaient étiquetés en langue navajo, énormes bonbonnes d’eau. Les gens n’ont pas l’eau courante hors des villes, pas souvent. Sacs de farine blue bird, haricots noirs. Lui et moi, on ne parlait pas de la caillasse, du manque d’infrastructures. C’est comme ça le voyage, c’est tout voir et filer comme un lâche.

Je poussai la porte du restaurant, lui n’aimait pas entrer le premier. Je pris en pleine face une vague de regards silencieux : le flic du coin, la fille du coin, les vieux du coin. Cherchent quoi ces étrangers, pas d’ici, pas de la ville, de la capitale, pas même d’un autre État, Arizona à gauche, Texas au fond, un petit bout d’Oklahoma tout en haut. Inconnus venus d’un autre continent, d’un pays si petit qu’il tient plusieurs fois tout entier dans le Nouveau-Mexique. Même accueil que dans les villages de nos vallées. Méfiance, retrait, analyse. L’espace entre les hommes fait cela.

Le flic toucha son chapeau, le vieux léchait la cigarette. Le cuistot se pencha par-dessus le passe-plat pour nous voir. Il était noir : ici, les natives n’accèdent même pas aux fourneaux. La serveuse nous mena à notre table. On longea le bar dans un silence rempli d’yeux. Les tabourets pivotants étaient fixés au sol. Si le wagon avait été accroché à un train lancé dans la plaine, ils auraient tenu le coup.

Des rafales de neige, de nuages noirs secouaient le bistrot. A l’intérieur, c’était chaud comme une cabane après le ski. Odeur de graillon, de vestes mouillées, menu de six mètres de long. Envie de réconfort. Pour moi, purée, gravy, rôti. Lui, méfiant, en resta au cheeseburger. La serveuse m’apporta un unsweetened iced tea, glaçons à la javel.

Je passais un temps considérable dans de nombreux États à les repêcher pour les jeter dans une assiette. Pile de sachets d’aspartame : boire sans goût sucré est une hérésie, ici. C’est le pays du sucre, il y en a partout, sur tout, sauf à New-York peut-être, à San Francisco ou Miami Beach, mais ce sont d’autres pays. Premier enseignement de la route : les grandes villes américaines ne font pas partie des terres de l’intérieur, de celles du sud, des plaines à travers lesquelles on roule sur des miles et des miles. Rien à voir, que du vent. Chicago, Los Angeles, Seattle, c’est à la télévision, ça n’existe pas en vrai.

Ça ne voyage pas un type du Nouveau-Mexique, du Dakota, ou de l’Utah, ça vit là. Pas beaucoup de fric pour s’en tirer, creuse un puits pour l’eau, espère choper l’électricité du vent, soutient sa communauté, baseball, hot-dogs, high school. Pour le community college, ce n’est pas sûr.


Arriva avec le sourire de la miss une assiette de frites, un hamburger noirci sous une couche de ketchup. Je n’avais pas gagné le gros lot : viande verdâtre, gravy grave, purée avec pelures. Lui me proposa ses frites, ce n’était pas possible une couleur pareille sur de la viande, quel âge ça devait lui faire. Il imagina la tête de sa mère devant un tel plat, ses yeux pleuraient de rire derrière les lunettes.

La serveuse revint vers nous. All good ? Non pas all good, pas bon, pas du tout, très mauvais, affreux, limite dénonciation aux autorités sanitaires. C’est le pays qui ressortait : chez nous impossible de servir une chose pareille avec une odeur pareille, et laisser le bistrot ouvert. Au bar, ils s’étaient tournés vers notre table. Nous tentions de manger sous le regard perçant du flic, des vieux, de la belle. Je souriais fort.

Ils pourraient bloquer la porte, je voyais luire le pistolet sur la forte cuisse du flic. Si on disait la vérité, awfull, gross, on ne repartirait pas. Au fond, ce rôti c’était peut-être le dernier dîneur mécontent. Alors je répondis : « très bon, not very hungry, sorry, je mange comme un oiseau ». Tu parles, disaient mes bonnes fesses. La belle proposa d’emballer nos restes, des restes qui auraient pu marcher seuls jusqu’à la voiture. No, thanks. Check please. Lui et moi, on s’évitait, regard fixé au sol. Ne pas rire, pas de fou-rire, pas ici dans ce diner du bout du monde, à 100 miles de Roswell, nous les aliens avec notre vaisseau Ford Patriot.

On laissa un pourboire immérité, c’était le prix de la liberté. Bye, have a good one. Le flic nous renifla, les vieux levèrent l’œil, la fille esquissa un geste d’adieu. La porte peinait à s’ouvrir, je la secouai, pull, pas push voyons.

Nous glissâmes sur la neige jusqu’à la voiture, portes claquées. Des vagues de grésil redessinaient la route. Je fis rugir le moteur. On fonça droit sur Roswell.

Vivants. Affamés.


Traduction :

Arroyos : ruisseaux - Gravy : sauce brune - Unsweetened iced tea : thé glacé non sucré – High school : lycée – Community college : collège communautaire – All good : tout va bien – Awfull, gross : horrible, dégoûtant – Not very hungry, sorry : désolé, pas vraiment faim – Check please : l’addition – Aliens : étrangers ou extraterrestres – Have a good one : passez une bonne journée. Pull : tirer – Push : pousser.



Recette

Purée de pommes de terre avec pelures

Les pelures ajoutent un étrange côté croquant à la purée de notre enfance. C’est bon ? Non.

Ingrédients :

– 1 kg de pommes de terre farineuses jaunes, rouges ou blanches,

o Se souvenir des dimanches à rôti, de la montagne de purée dans le plat à fleurs. Se rappeler la sensation du dos de la cuiller s’enfonçant dans le monticule pour créer un puits à sauce. Moelleux.

– Sel,

– 1 tasse de lait, bouillon ou mélange des deux,

– 3 cuillères à soupe de beurre,

– Un peu de poivre noir,

– Une bonne dose de crème.

Méthode :

– Laver les pommes de terre non épluchées.

o Laisser la grand-mère se retourner dans sa tombe à l’idée.

– Couper les pommes de terre en cubes de même taille,

– Mettre dans une casserole avec un cuillère à café de sel et deux litres d’eau,

– Cuire à feu vif 5 min, puis à feu moyen 15 min,

– Chauffer le liquide, puis ajouter le beurre,

o Revoir la grand-mère ouvrir la fenêtre, prendre le moule à beurre, découper de confortables lamelles pour les laisser couler dans la purée qu’elle remuait d’une main de fer.

– Égoutter les pommes de terre,

– Les déposer sur un chiffon pour absorber l’humidité,

o S’étonner de cette méthode de séchage inconnue.

– Placer les pommes de terre desséchées dans le lait,

– Les écraser jusqu’à consistance de soie, assortie de morceaux de pelure,

– Ajouter la crème,

o Se souvenir de la grand-mère, visage rouge, tablier tendu, déversant un pot de crème entier dans la purée.

– Mélanger avec le vieux fouet au manche de bois tout craquelé ou autre ustensile approprié,

– Sel, poivre selon les goûts,

o Dans cette recette, passez muscade. Entendre le grattement de pattes de souris que faisait la noix frottée contre la râpe.

– Plonger le doigt dans la purée pour en juger l’onctuosité,

o On n’a plus de grand-mère pour nous tendre une cuiller à lécher.

– Avoir envie de crachoter les pelures.

– Avouer qu’on ouvre généralement un sachet de purée Stocky toute prête.



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