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Deuxième carte postale : Moi, le train et la glace.


Il neige, les rues de Toronto se couvrent de blanc. Je troque mes baskets pour de grosses bottes fourrées aux semelles lourdes. Bagages, escaliers, le portier me propose un taxi, il semble surpris que je prenne le train. Les routes, les congères, les risques de l’hiver canadien, un certain goût pour la lenteur et les itinéraires décalés, m’ont porté à choisir ce mode de transport. Méditatif, calme, tout à voir.

Il fait très froid, - 25, sensation -43. Précis. Les taxis sont rares, les passants encore plus. Je traverse la route à pas prudents. Dans la gare vide, le panneau affiche en pixels colorés illisibles les horaires des prochains trains. Il en y en a peu par jour, l'heure d'arrivée réelle, aléatoire. Le fret a la priorité en Amérique du Nord, le train peut stopper longtemps pour laisser passer de longues files de wagons inhabités.

Le convoi pour Ottawa est annoncé à l’heure. Quarante-cinq minutes d’attente avant le départ. Je me rends au salon Affaires, un bel espace années 40, où boissons chaudes, jus de fruits, pommes vertes et barres chocolatées sont offerts, ainsi que l’accès au wifi. Les banquettes et les fauteuils sont occupés en majorité par de vieilles dames. L’une d’elles parle avec sa copine, elle dit « anyway » toutes les deux secondes. Hauts plafonds, les fenêtres donnent sur la tour CN. Normal, à Toronto tout donne sur la tour. Annonce. C’est l’heure.

A mesure que je m’approche du quai, le froid pique les doigts. Le train ressemble aux Amtrak américains, tout en métal rayé, sauf le logo Via Rail jaune. Dans cette gare, le convoi se situe très au-dessus du quai. Les espaces entre les voitures sont recouverts de neige et de glace, l’escalier d’accès aux wagons est le plus raide et le plus glissant que j’aie pu expérimenter. Je hisse valise, corps et sac à dos, pas à pas. Il faut laisser sa valise à l’entrée, traverser une cuisine. Tous les sièges sont occupés, service attentionné, pas une minute de retard au départ malgré la neige et la glace. C’est parti pour cinq heures jusqu’à Ottawa.

Le serveur pose une étiquette sur le compartiment à bagages au-dessus de ma tête, indiquant ma destination finale. Autour, les passagers parlent anglais et français, c’est troublant l’Amérique en Europe ou l’inverse.

Dehors, il neigeote. Filent sur l’écran de ma fenêtre, des quartiers aux belles maisons, jardins abandonnés, arbres déchirés de vent. Passent des faubourgs moins favorisés, des terrains vagues, maisons en brique, toutes les mêmes. Sapins glacés de neige. La voie suit le rivage du lac Ontario, vert fumée, vaguelettes congelées sur le vif. Le train fume, des panaches de buée font écran au paysage, s’évaporent, reviennent, se plaquent à la vitre, s’envolent. Ateliers de réparation de trucks Hansen, cabines au museau carré comme aux US. Les routes que nous croisons sont mauvaises, mal déblayées.

Des parcs et des parcs de voitures neuves disparaissant sous la neige, coffre, toit, calandre. Les enseignes des gares clignotent sous le ciel bas. Les poteaux électriques sont en « arbres », bois non ébarbés, départ de branche portant les câbles, on dirait une construction de gosse. Rien qui ne semble plus étrange qu'un poteau électrique dans un autre pays que le sien. Le froid gagne, il s’infiltre par les fenêtres, le lac caille en grumeaux gelés, vagues arrêtées par la glace Je sirote un jus de tomate épicé, grignote un snack. Mes yeux absorbent les morceaux d’hiver qui défilent à petite vitesse.

Le train hurle à chaque fois que nous approchons d’un croisement, feux de signalisation rouges, parfois une voiture au toit couvert d'un socle de neige attend notre passage, parfois la rue est vide. Le train lance deux coups de sifflet et s’enfuit dans le jour gris.

Quelques granges vert poison et bois bruns. Des roseaux bordent les plaines blanches. Vers Belleville station street, des maisons en bois écaillé s’écroulent lentement, à côté d’un storage, cela sent la dèche, pneus abandonnés dans les terrains vagues, voitures rouillées.

Entre deux wagons, le contrôleur casse la glace accumulés durant le trajet à grands coups de pic. Il fait si froid que les oiseaux gèlent en vol, je les imagine s'abattre au sol en cailloux palpitants. Après Kingston, des collines, des dévalées de pin. Les wagons gelés craquent entre eux.

Le train siffle, son hurlement accompagne la brume, le vide des plaines. Des containers de la marque Triton colorent la prairie, une vieille maison en bois râpée porte l’inscription : cry for. C’est tout ce qui en reste. Taïga, pins maigres et hauts.

Bien qu'il fasse chaud à l’intérieur, j’ai froid par solidarité avec le paysage. Je prends des notes, le siège est confortable, bien au-dessus de mon premier train nord-américain, pris entre Los Angeles et Albuquerque, couvert de taches louches. Le temps passe, c’est long, c’est lent, nous avons déjà une heure de retard, la vitre gèle, les autres passagers lisent, travaillent sur leur ordinateur.

Une jeune femme de l’autre côté de l’allée étroite qui nous sépare, corrige les épreuves de son roman. Je guigne son écran, c’est écrit dans un anglais simple, des dialogues brefs, des faits, des actions rédigées en focalisation externe. Un mode qui ne me convient pas : «Il se dit que », « elle pensa que », c'est lourd, demande trop de temps de cerveau pour éliminer ce qui ne fait pas partie de l’histoire. « Show, don’t tell », règle d’or de l’écriture. Dans mes bouquins, j’use de la focalisation interne : écrire au « je » pour dire de l’intérieur une histoire qui n’est pas la mienne, c'est la joie et la peine de ce boulot d’écrivain.

Je réfléchis à l’intrigue du troisième bouquin, celui qui m’a amenée ici, dans ce train croûté de blanc, fonçant à l'horizon ddans le jour déclinant. Je suis préoccupée par le choix des prénoms des personnages. Une fois que j’ai les prénoms, c’est bon, ça démarre. Elliott ? Michaël ? Et la fille ? Juliette ? Non, j’aime les noms qu’on peut abréger, ça claque, dynamise le récit, et puis, je me venge de mon trop long prénom sur les personnages. Bien fait pour eux.

Notre destination approche, la rivière Outaouais fume de froid. Mélange de bâtiments quelconques et de belles bâtisses victoriennes, quelques tours, des ponts. Un air provincial pour une capitale. Le train crisse de toutes ses forces. Gare, quai. A demain.

Le chauffeur de taxi indien me dit « Ottawa in one word ? Boring ». Il me dépose devant l’hôtel, les tours de bureaux sont mélangées aux immeubles d’habitation. Une vieille église en brique, un supermarché. Le froid dépasse tout ce que j’ai pu expérimenter. Ce n’est pas qu’il pénètre les vêtements, il rentre dans les os, les cellules, casse les brins d’ADN, les explose en glace. Comme dans le conte d’Andersen, la reine des neiges, l’éclat de miroir dans le cœur du garçon. Plus de sentiments, d’émotions, d’attachement. Bref. On crève de froid.

Je dépose mes bagages, je sors marcher jusqu’à la colline du parlement. Ma veste craque de froid, la fourrure du capuchon dressée de givre, mes cils, mes joues, mon ventre gèlent, j’aspire des glaçons pulvérisés. Ce froid est une expérience extrême, un saut à l’élastique, s’élancer d’un avion en plein vol.

Un puissant camion de pompier fonce dans la rue, sirène hurlante, à l’américaine. J’imagine un début d’incendie accueilli avec bonheur par les habitants d’un immeuble rougeoyant : avoir chaud enfin.

Au sommet de la colline, le vent souffle par grosses bourrasques, gelant mes cils, tuant mon mobile. Mes larmes figent sur les joues, c’est terrible, presque amusant à la fois. Les passants boivent et rigolent devant des sculptures en glace. De loin en loin, dans une rue piétonne, devant des braseros qui ronflent, des chaises Adirondack rouges attendent. Un type vend des fritures dans un camion. Il tire la fenêtre comme un couperet entre deux clients. Clac, dans l’odeur des gaz d’échappement et d’huile chauffée.

Je rentre comme je peux, sans GPS, dans le soir qui s'abat sur la ville. Je ne suis pas perdue, je réfléchis avec lenteur, le froid éteint mes neurones l’un après l’autre. Hôtel. Soupe brûlante dans une salle climatisée, je garde mon écharpe autour de mon cou rentré de froid. Chambre. Duvet. Sur la vitre, la nuit souffle en brèves bourrasques. C’est beau, l’ombre gelée qui dégouline sur le verre, et moi au chaud sous la couverture.

(illustrations générées selon mes demandes par Dall-e 2 https://labs.openai.com/)

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