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Dernière carte postale : moi, l’île et le troisième bouquin.


Ce matin, grand beau. Pour remplacer le petit déjeuner facturé 40 dollars, je fais quelques courses dans un supermarché.

Pain complet aux noix, Babybel – la base pour les amateurs de fromage frustrés – tomates cerises, LA petite touche «légume » de mes road trips. J’en ai avalé des micro-tomates aux USA, ramenant parfois au pays un solde qui ne flétrira jamais, je-ne-veux-pas-savoir-pourquoi.

Retour dans ma chambre, thé, tartines. Au-delà du balcon, les yacks de l’hôtel font crisser la neige de leur lourdeur poilue. Le paysage est plat, lisse jusqu’au fleuve indiscernable, là-bas, au bout du ciel parfait.

Je m’équipe. Collants thermolactyl, jeans, doubles chaussettes, grosses bottes, bonnet, veste, gants, bâtons de marche. Difficile de croire que sous un ce beau soleil, l’air atteint moins 15 degrés. Pas une goutte ne suinte des glaçons décorant le bord des toits. L’air scintille. Voiture, retour à Saint-Joseph-de-la-rive pour prendre le ferry.

J’arrive la dernière, feu rouge sur la ligne d’embarquement, le type à la manœuvre a pitié de moi, je monte avec prudence, le châssis de ma voiture est bas. File de droite. Stop. Le Saint-Laurent charrie de petits icebergs sur fond de glace et de neige, le traversier m’impressionne. Les hommes, les cris, le son du brise-glace qui broie son chemin, les voitures qui n’éteignent pas leur moteur à cause du froid.

L’île approche, haute, piquée d’arbres effeuillés. Au milieu du fleuve, le courant libre contourne des caillots de glace. L’arrivée est magnifique, plus puissante qu’en été, presque dramatique. Je me souviens de la terrible montée depuis le débarcadère. Je me lance. La chaussée n'est pas gelée, je me demande comment je la descendrai ce soir, mais je ne m’en fais pas. J’essaie de ne pas me soucier à l’avance de ce genre de choses. Hic et nunc.

Je débouche sur le plateau. L’île est blanche et bleue de tous côtés. Aucun endroit où lâcher la voiture, les rares échoppes sont fermées, pas de chemins de traverses. Les champs sont remplis de neige jusqu’à la taille. La route principale fait un tour de 25 kilomètres, partout de maisons de style différent, parfois formées de murs en moellons soulignés de blanc, parfois en bois peint pastel, chacun sa véranda et sa chaise à bascule soufflée de neige. Au-delà des jardins, le fleuve glisse, bleuté, entre deux toundras de glaces déchiquetées.

Chaque maison possède une courte allée bien déblayée. Je lâche la voiture devant un restaurant fermé, canoës renversés, jeux de lumière. Une vue splendide galope à travers les champs. Je marche sur la route, ce n'est pas pratique, les quelques véhicules qui passent roulent vite, il faut monter sur une congère pour les éviter. Hier sur le continent, j’ai vu une voiture qui s’était enfoncée jusqu’aux vitres dans le fossé caché par la neige, en roulant trop vite sur le bas-côté.

Je repars. Paysage plat et agréable, parfois des sapins, des feuillus. Des étendues de rosiers rugosa secs séparent la route de la plaine fluviale. Il y a de la vie, un bus scolaire jaune tourne dans la cour d’une école. Un cimetière est rempli de neige jusqu’au sommet de la grille d’entrée, des chapelles ponctuent le chemin. Les hôtels sont fermés.

Je prends toutes les routes, celle qui surplombe le fleuve, celle qui s’enfonce dans les prairies, celle qui mène aux moulins, celle plus sombre, presque angoissante qui, au revers, me ramène au point de départ.

Aucun bistrot d'ouvert, je m’étais imaginé taper sur mon clavier au chaud, derrière une fenêtre donnant sur l’eau. Je prends des notes, des photos, je ne vais tout de même pas écrire dans la voiture sur le parking du ferry. Je décide de prendre la journée du lendemain pour travailler le nouveau roman à l’hôtel. Un peu agaçant, j’aurais voulu le faire en direct, lever le regard sur les maisons, les tracteurs qui, ici, font office de chasse-neige, le grand ciel.

Je capture des images de maisons fermées pour l’hiver qui pourraient héberger mes futurs personnages. Une en particulier retient mon attention. Lorsque je reviendrai sur l’île le surlendemain, je ne la retrouverai pas, malgré l’aide de Google, malgré les coordonnées GPS, malgré deux heures passées à arpenter le rivage à pied dans le froid pour la chercher : le lieu s’est évanoui. Je découvrirai une nouvelle route qui surplombe le fleuve, vue incroyable, la photo aplatit la perspective, cela ne rendra pas la force du lieu. Les mots le feront peut-être. Je choisirai une maison grise pour remplacer celle que j’ai perdue, un chien me coursera en hurlant.

Maintenant, je marche une heure dans un froid incroyable, visage en feu, cuisses congelées. Aucune odeur, à part celle mouillée, pierreuse de l’hiver. Je réfléchis à la structure du livre, j’espère ne pas me perdre dans des parties inutiles qu’il faudra détruire, comme je l’ai fait trop souvent en rédigeant le second roman.

Je m’arrête pour prendre des notes, les doigts gèlent sur l'écran du mobile, j’enregistre de brefs audios pour aller plus vite et ménager la batterie. Retour à la voiture. Je meurs de faim. Je n’ai qu’un paquet de mauvaises chips que je mâche sans joie. Mal au crâne à force de passer du froid au chaud. A la pointe de l’île, dans un long cul-de-sac face à Saint-Joseph, je stoppe devant une cabane très solitaire. Elle me donne une nouvelle idée. Un refuge.

Au détour d’un autre chemin, dans un vaste champ tournant le dos au Saint-Laurent, une ferme. Une grange. Des enclos. J’aime l’idée qu’elle ne soit pas orientée vers le fleuve, comme si les habitants voulaient oublier qu’ils habitent une île. Faire semblant. Se faire croire. Se rappeler leur origine, au pays, dans les montagnes. Je prends des notes au chaud dans la soufflerie de la voiture. Personne autour pour se demander ce que fait cette voiture bleue qui roule, s’arrête, observe, on pourrait la prendre pour celle de voleurs, et au fond, c’est ce que je suis. Piller les lieux, puis imaginer, changer le réel. Un travail amusant.

Le jour baisse, le froid augmente, je retourne au ferry en faisant la course au long du fleuve avec un cargo de containers rouges. Cela me semble étrange, le petit traversier et le grand cargo sur une même portion du fleuve. L’heure d’embarquement est aléatoire, j’attends trente minutes, accrochée à la pente qui dégringole vers le bateau. Devant moi, un immense camion à pont. Sur le port, un type organise la distribution du poids des véhicules. Toi ici, toi là. Il me regarde, l’air vide. Grosses bottes, veste bleue épaisse, gilet à croix orange. Bonnet tricoté. Moufles. Départ.

Le ciel luit, blanc, puis rose, il me semble avoir douze ans et revenir du ski. Bonne fatigue. Cela sent l’essence, l’eau froide. Dehors sur le pont, giflée par les rafales, j’observe l’eau, la glace dorée par le soir, la lente retraite du ferry. L’île s’éloigne, crêtes rougies, longue et plate, pleine de secrets que j’invente à la volée.

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