Accompagnée de certains de mes assistants, j'ai souvent prolongé ma participation à des conférences professionnelles aux USA, par quelques jours de road trip. Nous parcourions alors différents Etats, du plus connu au plus secret. Ces voyages ont nourri à mon insu "Rien que du grand ciel". Ils se retrouveront dans un futur recueil de chroniques de voyage. Rien n'est plus fascinant que les aventures minuscules de la route.
Pour vous, la première chronique :
Qui sera mangé ?
Nouveau-Mexique. 2012. Avec Guillaume.
Les diners n’existent pas. Voitures de train transformés en restaurants cheaps et joyeux au début du siècle passé, coke, fries, se serrer dans des booths années 40, dévorer à toute heure avant de filer chercher un job, du fric, du bourbon, une poulette. Tables en formica, sièges rouges qui sucent les cuisses. Les ventilateurs remuent l’air lourd, l’été la clim glaciale cogne la nuque, bloquant les cervicales. Des types à chapeau de papier écrasent des palets de viande surgelée sur la plaque de cuisson en sifflotant dans les vapeurs graisseuses.
Fini, fake. Les twenties, forties, fifties, c'est terminé, disparus les drive-in, les jupettes, les virées dans des bagnoles chromées, les baisers affolés et les soutifs en acier. Pourtant les diners sont partout, musées de la bouffe, résidus d'une époque où rien n’était plus cool que les US, temples du sourire rouge et blanc. En y entrant, on y croirait presque. Coleslaw, hamburger, frites, des œufs sous toutes leurs formes, café pisseux, pancakes, bacon et sirop d’érable synthétique. Parfois la nourriture est excellente, parfois infecte, le restaurant est agréable, bien aéré par les pales des ventilos, ou sale, puant. Souvent, on n’a pas le choix.
Highway 285, sud du Nouveau-Mexique, nous roulions en direction de Roswell. Nous avions trop visionné X-files, envie d’aller vérifier sur place l'existence des petits hommes verts, même si cela nous obligeait à faire un détour de 400 miles. Collines acajou, sauge en broussailles, poteaux, aucune clôture, de loin en loin, un animal aplati sur l’asphalte, viscères explosés.
C’était l’hiver, février, il neigeotait en poudre blanche sur quatre maisons abandonnées, trois arbustes desséchés. Panneau. Bled vide de bâtiments, ciel sombre, de gros nuages prêts à crever déboulaient sur nous. Plaine colossale, nous roulions à l'infini, nous en oubliions notre but, cela ne finirait jamais, avancer, suivre le ruban de goudron, encore et encore.
Il faut imaginer des plaines si vastes que seuls les bords tremblotants du ciel les bornent. Des plaines si vides qu’aucun autre pays ne semble exister encore. Poussière, silence. Personne.
Dans un creux de route, échoué là, une caravane métallisée annonçait diner en lettres néon. On connaît mon appétit pour les néons. Nous décidâmes de nous arrêter. Je parquai sous les arbres nus, rien autour, des prairies sèches rejoignant le ciel. Pas un bruit. Pente glissante jusqu’à l’entrée.
Ce matin, au départ d’Albuquerque, il faisait bon, nous supportions une veste mais le ciel et le soleil brillaient. Depuis, nous nous étions enfoncés dans les plaines maigres, arroyo, serpents à sonnette, de loin en loin une caravane, pompes à vent, gros pick-up. L'air sentait la neige, les joues qui piquent, les larmes aux yeux. La région était pauvre. Dans les Walmart, les rayons étiquetés en langue navajo proposaient d’énormes bonbonnes d’eau, ici, hors des villes, les gens n’ont pas l’eau courante, pas souvent. Sacs de farine blue bird, haricots noirs. Nous ne parlions pas de ces conditions de vie. C’est comme ça, le voyage, c’est voir et filer en lâche.
Je poussai la porte du restaurant, lui n’aimait pas entrer le premier. Je pris en pleine face une vague de regards silencieux. Le flic du coin, la fille du coin, les vieux du coin. Cherchent quoi, ces inconnus. Oui : étrangers, pas d’ici, pas de la ville, de la capitale, pas même d’un autre État, Arizona au-dessus, Texas à droite, un petit bout d’Oklahoma tout en haut. Inconnus, tombés du ciel, d’un autre continent, d’un pays si petit qu’il tiendrait plusieurs fois dans le seul Nouveau-Mexique. Des gens prospères, voiture de location, parlent la langue avec un sacré accent. Ne sont pas comme nous. C’était le même accueil que dans certains villages de nos vallées, méfiance, analyse. L’espace entre les hommes fait cela.
Le flic toucha son chapeau, un vieux léchait sa cigarette. Le cuistot se pencha par-dessus le passe-plat pour nous regarder. Il était noir, pas de natives ici. La serveuse nous emmena à table dans un silence rempli d’yeux. On longea le bar chromé, tabourets pivotants fixés au sol. Si le wagon était accroché à un train lancé dans la plaine, ils tiendraient le coup.
Dehors la neige se mit à tomber, des rafales secouaient le bistrot, à l’intérieur c’était chaud comme la cabane après le ski. Odeur de graillon, de vestes mouillées, menu de six mètres de long. Personne ne mangeait. Envie de réconfort, pour moi ce serait purée, gravy, rôti. Lui, méfiant, en resta au cheeseburger. La serveuse apporta mon unsweetened iced tea, glaçons à la javel. Je passais un temps considérable dans toutes sortes d’Etats à les repêcher pour les flanquer dans une assiette.
Pile de sachets d’aspartame, ici boire sans sucre est une hérésie. Dans tout le pays, du sucre, du sucre partout, sauf à New-York peut-être, à San Francisco ou Miami Beach, mais ces villes appartiennent à un autre pays.
C'est l’un des premiers enseignements du road-trip : les mégapoles américaines sont séparées de l’intérieur de la nation, du sud, des grandes plaines, des terrains sans infrastructure, des contrées où on peut rouler sur des miles et des miles, mobile muet, pas de connexion. Chicago, Los Angeles, Seattle n’existent qu’à la télévision. Ça ne voyage pas un type vivant dans la cambrousse. Il vit là, pas beaucoup de fric, s’en tire juste, creuse un puits pour l’eau, espère choper l’électricité du vent, il soutient sa communauté, baseball, hotdogs, high school, pour le community college, on verra.
Dehors, le ciel noir creva, le vent tourbillonnait avec les nuages. La miss, tout sourire, plaça devant nous l’assiette de frites, le hamburger noirci sous la couche de ketchup. Je n’avais pas gagné au tirage au sort : viande verdâtre, gravy grave, purée avec pelures. Lui se mit à rire, me proposa ses frites, lança que ce n’était pas possible une couleur pareille sur de la viande, quel âge ça devait lui faire. Il imaginait la tête de sa mère devant un tel plat, et ses yeux riaient derrière les lunettes.
La serveuse revint, joyeuse, all good ? Non pas bon, pas du tout, très mauvais, affreux, limite dénonciation aux autorités sanitaires, c’est le pays qui ressort : chez nous, une chose pareille serait impossible, une odeur pareille et laisser le bistrot ouvert. Au bar, ils pivotèrent vers notre table tous en même temps. Ils nous fixaient, évaluant si nous mangions, le flic, les vieux, la belle. Je leur souris, grand sourire, zygomatiques au garde-à-vous.
Ils pourraient bloquer la porte. Je vis le pistolet luisant sur la forte cuisse du flic. Si on disait la vérité, awfull, gross, repas indigne, on ne repartirait pas. Au fond ce rôti, c’était peut-être le dernier dîneur mécontent.
Je lançai donc : très bon, love it, not hungry, sorry je mange comme un oiseau, tu parles disaient mes bonnes fesses. La belle proposa d’emballer nos restes, des restes qui pourraient marcher seuls jusqu’à la voiture. No, thanks. Check please. Lui et moi on s’évitait, on regardait le sol, ne pas rire, pas de fou-rire, pas ici dans ce diner du bout du monde, à 80 miles de Roswell, nous les aliens, avec notre vaisseau Ford Patriot.
On laissa un bon tip immérité, le prix de la liberté, on se dirigea vers la sortie sans céder à la tentation de nous ruer sur la porte, calme, tout est normal, absolument normal, bye, have a good day. Le flic nous renifla, les vieux levèrent l’œil, la femme esquissa un geste d’adieu. La porte peinait à s’ouvrir, je la secouai, pull, pas push voyons. Dehors, les flocons emplirent ma bouche, je glissai sur la rampe.
Par la fenêtre, je vis le flic, la belle, la serveuse, le cuistot nous regarder, impassibles. Je fis rugir la voiture, et nous fonçâmes droit sur Roswell, écrasant des vagues de neige.
Vivants. Affamés.
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