A mon homonyme, Anne-Dominique Z.
Ma carrière estudiantine débuta en 1967. C’est très loin, et vif à la fois. J’avais sept ans, première année primaire, École Beaulieu, établissement privé de ma ville tenu par les sœurs Sainte-Famille.
Je portais l’uniforme, un tablier-veste bleu vif, bordé de picots blancs, avec mon prénom long comme ça, brodé par ma mère en italiques blanches au niveau du cœur. Les points de chaînette commençaient toujours bien, puis venait le trait d’union, puis la suite. A la fin, ça se gâtait, ça se tortillait, il fallait serrer pour gagner de la place. Anne-Dominique, quatorze caractères, qui dit mieux ?
Au début de l’année scolaire, nous avons reçu notre premier cahier. Bleu, surface pelucheuse, bordure noire, <nom de l'élève> sur la couverture, et Année scolaire 19xx-19yy. A nous de remplir les blancs. A l’intérieur, des feuillets à petits carreaux. On commençait par prendre une règle pour tirer sur chaque page une ligne verticale au crayon rouge, à deux carrés de la gauche : c’était la marge. Je trouvais intéressant cette zone interdite, elle avait du charme. Toutefois, selon moi, placer la marge à la main sur chaque page du cahier, c’était idiot. Je me disais qu’ils auraient pu imprimer le trait avec le reste.
Il fallait aussi compter les carreaux en bout de ligne. Il devait en rester deux entiers. A droite, pas besoin de ligner la marge, allez savoir pourquoi. On calligraphiait nos lettres, tendues, les yeux quittant sans cesse le fil du texte pour compter les carreaux qui restaient. Il était interdit de dépasser la limite. C’était comme choir dans un précipice, une crevasse, comme disparaître. Les fins de mots qui débordaient sur les deux carreaux à droite, c’était pire que tout, pire que mentir, qu’arriver en retard, pire que porter des pantalons. La maîtresse les barrait, elle notait « dépassement », enfin « dép. », de son écriture pointue et parfaite. Ce mot raccourci et rouge disait que je n’obéissais pas, que je n’essayais même pas. Je n’y trouvais aucun sens. Le but consistait à écrire un mot qu’on pourrait déchiffrer, pas vrai ? Écrire au-delà des deux carreaux de droite, n’empêchait pas de lire les lettres. Ou alors, j’avais des pouvoirs que les grands n’avaient plus.
Sur la couverture, on calligraphiait son prénom entier. Mon nom ne tenait pas sur la ligne qui guidait les lettres. Je serrais au maximum, réduisant le trait d’union à un point, bien avant l’existence du point médian. Si j’avais su que ça viendrait un jour, cette égalité, j’aurais aimé ma duplicité : Anne pour la fille sage, Dominique pour le garçon un peu voyou.
Il m'est arrivé, pour que le prénom tienne sur la ligne, de noter Anne-Domi. La maîtresse, œil d’aigle, avait écrit : « suite ? », au crayon à papier pour que je termine le mot, qu’il dépasse la ligne, qu’elle ait l’occasion d’ajouter un nouveau « dép. » infamant. La boucle était bouclée, les sadiques aux commandes.
Mon prénom disposait d’une autre caractéristique bien ennuyeuse. Il contenait la lettre « q ». J’étais avancée pour mon âge mais pas à ce point. « Cul », ça ne me disait rien de particulier, on en avait tous un. Pour être poli, on devait dire « derrière » ou « culcul » ou « popotin », c’était ainsi.
La lettre « q », selon les Sœurs, bras croisés sur leur ventre noir, portait la marque de l’infamie. Elles l’avaient donc renommée « queue de la jambe », ce qui est amusant car on y voyait mieux. On voyait un homme nu avec son truc pendant le long de la jambe. Quelque chose de plus grossier que le mot « cul ». Encore maintenant, dire « q de la jambe » me gêne un peu, elles ont réussi à insuffler de la saleté, des yeux baissés, et des gloussements embarrassés à une simple lettre d’alphabet. Un vingt-sixième de honte. Vraiment, c’était idiot.
En 1ère primaire (3ème Harmos), nous écrivions avec un crayon à papier rouge Caran d’Ache numéro 2. Pas le HB 2 jaune, malheureuses (les classes mixtes n’existaient pas en ces temps anciens), pas celui-là. Il était impératif d’utiliser le rouge. Le numéro 2. S’il n’y en avait plus à la rentrée scolaire, c’était la preuve que sa propre mère avait échoué dans ses achats. Echoué à prévoir, s’y prendre à l’avance, identifier le crayon officiel, le seul admissible. Déshonneur.
La maîtresse me faisait monter au tableau, avec mon tablier, ma robe, mes bas-culottes en laine, mes pantoufles (le sujet étant le cahier, je ne dirais rien des pantoufles, elles aussi soumises à la censure, au dogme, du velours côtelé gris, semelle brune sinon : punition), la maîtresse donc, me faisait brandir le crayon jaune devant toute la classe, elle martelait « c’est le faux crayon », alors je devenais une fausse élève, dans la fausse classe d’une fausse école. Elle fixait un ultime délai pour que je ramène le vrai crayon, le juste, le seul. Je trouvais cela idiot, les deux écrivaient aussi bien.
Après l’école, je filais dans les deux papeteries de ma ville pour mener ma quête, celle de la seule épée de chevalier acceptée dans ce donjon. Je demandais à la vendeuse : « j’aimerais un crayon Caran d’Ache, rouge », « Le numéro deux ? » « Oui » « On n’en a plus ». Misère. J’en ai gardé un embarras face au crayon à papier et un amour roboratif pour le clavier d’ordinateur, bien moins révélateur de mes faiblesses : mauvaise organisation, laxisme à faire juste, bien sûr, insolence, indiscipline, et toujours ce foutu prénom.
Premier cahier de français, donc premier devoir. Exercice du Bled. Le Bled. Couverture blanche, « premières leçons d’orthographe », écrit en bleu piscine, avec un "p" minuscule : pourtant il était interdit d'écrire la première lettre d'une phrase en minuscule. Allez comprendre.
« E.&O. Bled » se tenaient en noir, juste en dessous du titre. Qui étaient ces E et O qui inventaient des pages et des pages de : « le chien parle, qui est-ce qui parle, le chien parle à qui, pourquoi le chien parle, le chien parle avec qui, où est le chien qui parle », déjà que, hein, un chien ça ne parle pas. Je trouvais le Bled idiot, quoiqu’assez créatif dans le genre zinzin. Si les histoires racontées sur ses pages n’avaient aucun sens, elles véhiculaient tout de même un peu de poésie de l’absurde.
Pour réaliser le premier devoir dans le premier cahier bleu de ma vie, je m’étais rendue avec une copine non identifiée pour une raison peu claire, chez ma grand-mère paternelle. Outre mon irrévérence, mon incapacité native à faire juste et dans la norme, mon don aiguisé pour la critique du système scolaire, mon insolence, mes yeux plantés dans ceux de la maîtresse, ma haute taille, et mon prénom à rallonge, j’étais dotée d’un autre défaut bien plus grave : la gourmandise.
Chez la grand-mère, installées au salon, porte ouverte sur la terrasse où on n’allait pas, sous la treille de vigne de raisin noir à petits grains qu’on ne mangeait pas, les coudes sur la table enrobée d’une nappe en laine surmontée d’une protection en plastique, il était l’heure du goûter.
Je demandai des tartines salées. Bien que bec sucré, je n’étais pas chaude pour plonger la longue cuiller collante dans l’énorme jarre de confitures de prunes pleine de peaux que la cuisson n’avait pu réduire. On en ramenait une purée brunâtre sans goût identifiable.
La grand-mère beurra donc des tartines, y plaça du fromage, déposa sur une assiette les belles tranches de pain blanc, pas subtiles, pas chic, du bon gros pain basique qui cassait la faim. Comme elle était gentille, elle ne nous empêcha pas de manger en travaillant. Je trouvais cela malin : je contentais à la fois le ventre et l’esprit, si tant est que E et O parlaient à mon esprit.
Très vite, parce que le monde est ainsi fait de causes et d’effets, le malheur arriva : mes mains, mes petites mains de sept ans pleines de beurre laissèrent des traces de gras sur la feuille.
Sachant ce qui arrivait lorsqu’on dépassait la marge d’un malheureux « s » ou « e » terminal, j’imaginais assez bien ce qui allait advenir de moi pour avoir commis ce crime : des Taches De Gras en Plein Sur Le Premier Devoir De Ma Vie. J’hésitais à arracher la page, mais la maîtresse nous faisait numéroter le cahier à la main (Idiot. Ils auraient pu imprimer le numéro de page avec le reste, me disais-je, déjà persuadée que le monde des adultes était un zoo aux mains de fous.) La maîtresse saurait donc que des pages manquaient, sauf à effacer tous les chiffres du cahier.
Je renonçai car elle entourait les marques de gomme en notant « pourquoi ? », sous-entendu qu’elle est l’horrible erreur qui se cachait sous ces traces d’effacement. La fraude aurait été trop grande, et je n’étais pas chaude pour risquer une punition d’envergure. J’optai donc pour la stratégie inverse. Je décidai de mettre en évidence les taches, en écrivant mes réponses aux questions au-dessus, au-dessous, à droite, à gauche. Je notai en petites lettres « goûter » sous chaque souillure, après avoir demandé à la grand-mère comment cela s’écrivait pour ne pas ajouter la mauvaise orthographe à ma hotte de péchés. Il m’avait paru utile de préciser la raison d’être de la tache, afin que l'enseignante ne s’imagine pas qu’à la maison nous avions les mains sales. On ne sait pas ce que les services à l’enfance auraient pensé.
Le lendemain, retour en classe. Je rendis le cahier bien ouvert sur les pages profanées, car la maîtresse exigeait qu'on les empile les uns sur les autres, prêts pour la correction, lui évitant ainsi des gestes inutiles. C’était à ma connaissance, la première expérience « Consumer to Business » de ma vie.
Mademoiselle M. corrigea mon devoir. J’étais résignée. Je savais qu’elle n’accepterait ni les taches, ni l’explication. Je ne couperai pas à une « leçon de morale », moment fort ennuyeux où un adulte répète plusieurs fois une chose emmerdante au possible, qui se termine sur un « tu as compris ? », « Oui, Mademoiselle », et/ou y ajoute une punition, telle que copier des lignes ou apprendre une poésie, selon la hiérarchie de l’outrage. Et là, je le sentais, nous étions sur un affront de haut niveau.
Le lendemain, distribuant les cahiers aux élèves, elle me fusilla du regard. Sur la page, toutes les taches étaient entourées au crayon rouge. Elle avait noté ce commentaire : « Anne-Dominique ne réussira pas dans la vie ». C’était méchant, mais cela me toucha peu : être mal qualifié peut parfois être une forme d’honneur. Les mots m’agacèrent tout de même car la demoiselle n’était pas voyante, et je pressentais que la vie était longue. La prédiction acheva de me convaincre que les adultes étaient idiots, et qu’il était urgent, important, vital, crucial, essentiel de ne jamais grandir.
C’est ainsi que, malgré de nombreux efforts ultérieurs, je n’intégrerai jamais tout à fait la page, ni en matière de cursus, de timing, de syllabus, de méthodes pédagogiques, de carrière. D'écriture. Les adultes, les profs, les chefs, les responsables me paraîtraient souvent un peu idiots, concernés par des faits infimes, montant au créneau pour défendre de tout petits combats.
Je me forgeais dès sept ans une solide philosophie qui me servirait face aux misérables, aux minables, aux cinglés, aux pense-petits qui jalonnent tout parcours de vie : parlez, parlez, mon prénom et ses quatorze caractères n’en feront (souvent) qu’à leur tête.
"Faites des bêtises, mais faites-les avec enthousiasme."
Colette
Comments