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Septième carte postale


L’automne approche. Cela se voit au ciel trop bleu, à la lumière basse se faufilant entre les feuilles, aux vignes déjà moissonnées, au petit matin glacé. Voici donc la dernière carte postale de l’été.


Nous descendions à Cesenatico début juillet, oui, je dis descendre car nous passions des Alpes à la mer, progressant dans l’air de plus en plus chaud, au long de fleuves à sec, dans un paysage si plat qu’il semblait avoir été rasé.

Nous nous arrêtions dans des restauroutes pour prendre un café, un sandwich, ou faire un xième petit pipi. Les parents ronchonnaient, ils n’aimaient pas s’arrêter, à cette époque il fallait « tenir la moyenne».


Moi, ce que je voulais, ce que j’attendais avec impatience, c’était le moment où mon père achetait une cassette audio. « Canzoni per estate», une compilation de chansons italiennes, avec un couple en silhouette sur fond de ciel nocturne, ou le hit-parade italien de l’année. De retour dans la voiture, les mains un peu grasses d’avoir mangé des sandwiches à la focaccia, la bouche pleine de chocolat Baci, nous jouions avec l'emballage argenté aux petites étoiles bleues de la friandise. Très vite on avait soif, les parents ne voulaient pas nous donner à boire, pourtant nous avions rempli le thermos en plastique rouge. Ils disaient qu’on ne s’arrêterait pas avant Cesenatico, sans quoi on n’arriverait jamais. On serrait les fesses, on se plaignait.


Pour nous faire patienter, mon père glissait la cassette dans l’autoradio, on était moderne, on aimait les nouveaux gadgets. Nous écoutions Toto Cotugno, Adriano Celentano, Giani Morandi, Ornella Vanoni, et bien d’autres. Que l’asphalte soit lisse ou qu’il nous fasse vibrer, la chanson ne sautait pas. Il arrivait que la bande prise dans les têtes, s'enraye. Nous nous battions alors pour avoir le droit de la rembobiner avec un crayon. Parfois celui-ci était adapté aux trous, parfois il glissait, et l’opération prenait du temps. A la longue, quelques brèves notes étaient effacées par l’accident. J’écoutais le petit saut que cela faisait dans la musique, j’aimais bien, c’était la preuve de notre héroïsme : nous savions réparer l’objet.


Nous filions à toute allure à travers la plaine du Pò en écoutant « Azzuro » écrit par Paolo Conte pour Adriano Celentano, fenêtres grandes ouvertes, sans comprendre grand-chose aux paroles, et l’été, commençait vraiment.



Quinze jours plus tard, c'était le temps du retour. Nous écoutions à nouveau la cassette, avec nostalgie cette fois, les vacances à la mer étaient terminées, retour au chalet, ramassage des fraises, tarte aux abricots, faire les foins et tremper ses pieds dans le bisse glacial au lieu de la mer immense.


En chemin, nous voulions nous arrêter à nouveau, mon père disait : « nous n’avons plus d’argent, plus rien, les vacances sont finies ». Il nous passait son portemonnaie qui sentait fort son after-shave et nous le fouillions. Il disait vrai : à peine deux ou trois pièces de 100 lires, c’était tout.


Lorsque nous remontions la montagne, nous passions par le Grand Saint-Bernard, et à chaque fois, ça ne manquait jamais, mon père s’arrêtait devant le premier bistrot côté Valais. Il coupait la musique, se tournait vers nous et disait « on va manger une assiette valaisanne».

A chaque fois, nous rétorquions qu’il n’y avait plus d’argent. Mon père nous montrait alors une poche secrète dans le portefeuille, chaque année la même, et je ne sais pourquoi nous étions à chaque fois totalement surpris. Il retirait un grand billet de 50 francs vert et brun, orné d’un enfant aux cheveux bouclés. J’admirais la facilité avec laquelle il nous avait dupé.


Nous sortions dans la fraîcheur du soir, cela sentait chez nous, l’herbe coupée, les alpages, les vaches. On entendait carillonner, le sommet des montagnes était encore éclairé. Là où nous nous tenions, il faisait sombre et vert.


Dans le restaurant, odeur mêlée de vin, fumée, raclette. La serveuse posait au milieu de la table un plat couvert de viande séchée, des cornichons, du fromage, de pain de seigle. Il n’y avait jamais assez de beurre.


La suite est plus vague, on s’endormait dans la voiture jusqu’au quartier, la fontaine, l’appartement, le pommier, la chambre qui sentait le renfermé, les bagages crevant de linge sale.

Le lendemain, on retrouverait les copains, à qui on n’aurait rien à raconter : les vacances à la mer avaient déjà sombré dans le passé.

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