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Troisième carte postale : Voguer loin


Les enfants ont grimpé la pente au-dessus du chalet sans faire de bruit. Interdit de filer au bisse. Difficile de savoir pourquoi, les parents racontent des histoires de noyade, mais c’est pour faire peur, même pas vrai. Le ruisseau enchâssé dans la roche coule, guilleret, innocent. Le courant se tortille sur lui-même, cogne les bords, agite les fleurs aquatiques.

Plus bas vers le chalet, les parents prennent le thé et mangent une tarte aux abricots. Ils parlent fort, leurs voix portent jusqu’ici. Dispute ? Bagarre ? Simple conversation ? Les enfants écoutent distraitement parce que l’important, c’est l’eau. Le bisse, c’est la piscine de là-haut, qui chantonne ses glouglous en filant se perdre sous les sapins, dans la lumière émeraude d’un tunnel de verdure.

Les enfants s’accroupissent, effleurent de la main la surface ondoyante, puis la frappent, enfoncent leur main en profondeur. Ils disent « c’est froid », ils font gicler les sandales, relèvent le bermuda. L’eau sert à arroser les prés tout là-bas. Il ne faut pas faire déborder, interdit de construire un barrage. Pourtant ce serait amusant. Entasser de gros cailloux, les bloquer avec de la mousse et des brindilles, voir l’eau cogner l’obstacle, bondir hors de son lit, et dégringoler jusqu’en plaine. Les enfants trouvent étrange de vouloir domestiquer le courant, ils ne s’intéressent pas au système hydrique, aux herbages, à la nourriture d’hiver des vaches. Ils ont très envie, de plus en plus envie de construire une digue.

Sous leurs pieds, le gravier qui tapisse le fond de l’ouvrage n’est pas gluant, l’eau est vive, glaciale, toute propre. Les enfants marchent de long en large, brassent la rigole en gros bouillonnements. Ils éclaboussent les plus petits. Le grand frère pousse un plus jeune qui tombe sur les fesses. Trempé. Il pleure, les autres tendent l’oreille dans la crainte d’attirer les parents.

On console le petit, « tiens, je te donne un de mes navires ». Le grand frère court jusqu’au bûcher, emporte des écorces, réussi à escalader la pente sans se faire attraper. Il est doué pour ça. Le petit sourit, les yeux encore humides : il peut choisir son embarcation. Il veut la plus grande, « quand même pas » dit le frère. Il lui tend un rafiot dans lequel il a planté un clou de charpentier pour y accrocher la voile. « T’as pas un mouchoir ? ». Les enfants fouillent leurs poches, quelqu’un en trouve un, roulé en boule, collé de mucus. Ils entourent le grand frère qui lisse le papier.

Le plus petit claque des dents, une cousine frotte son dos. « T’as froid ? », « non, dit-il, je veux mon bateau. » Le frère perce deux trous, fait glisser le mouchoir le long du mât. Ils regardent le fuselage brun, c’est un bon bateau, ils voient cent esclaves en fond de cale occupés à ramer, et là cette noisette posée sur le plancher, c’est le capitaine, un rondouillard qui gueule « souquez ferme, les gars ».

Le petit prend le canot dans ses bras, « tranquille », dit le grand « tu vas casser le mât ». Le plus jeune marche lentement vers le bisse, indifférent aux aiguilles de sapin qui picotent ses pieds. Il s’agenouille, pose le chargement sur l’eau. « Attention, il va basculer ». Le grand l’aide à trouver l’équilibre, l’esquif tournoie, pique du nez, se retourne. Oh non. « normal, il a pas de quille ». Les enfants restent là, en silence devant ce grand mot : « Pas de quille ».

« Il faut attendre que les hommes se mettent à pagayer », dit le grand. Un petit air dérange leurs cheveux et fait gonfler le foc. Les enfants s’assoient sur leurs jambes repliées. « Il va pas couler ? » demande une fille. « Non », dit le grand, « ça va marcher ». « Faut aider les marins », dit un autre, alors ils entrent dans l’eau et penchés sur leurs genoux, agitent les flots avec leurs bras.

Ça y est l’écorce-paquebot s'en va, navigue, tape le bord, recule, repart. Les enfants crient de joie « bravo capitaine, allez les gars, plus vite, plus vite ». Ils courent sur le chemin, se bousculent, personne n’ose dépasser le plus grand, qui dit « il file vite ». « Il ira jusqu’à la mer ? », demande le plus jeune. « On sait pas, ça se peut. » Alors sous leurs yeux, la ligne droite du canal fend les prairies, le flanc de la montagne, dépasse le village, descend la vallée, rejoint la rivière, puis le fleuve. Enfin, l’écorce vogue, vogue sur la mer jusqu’au bout du monde.

Des cris. « Vous êtes trempés, c’était interdit d’aller dans l’eau ». « Et vous avez volé un clou, qui a permis ? » « Il reste de la tarte, vous avez faim ? », demande une mère. Les enfants ont les yeux vagues de ceux qui regardent loin devant, ils distinguent clairement l’écorce qui chevauche l’océan, et par en dessous, la profondeur comme une montagne à l’envers, des litres et des litres de flotte salée, des poissons gigantesques, des amphores remplies d’or, des rochers, des algues drossées contre la coque par la tempête. Le voilier tient le coup.

« Dépêchez-vous ». Les gosses, tête basse, suivent les parents. Le grand rattrape le rafiot, il l’emporte avec lui. « On s’en fout, murmure-t-il. Demain on fait le barrage. » Alors, tous dévalent le pré en hurlant « le barrage, capitaine, le barrage » et les adultes, parce que le statut de parent efface sa propre enfance, se demandent ce qui peut bien passer par la tête de ces gamins. « Hop, dit le père, à la douche, puis en pyjama ». « Mais, pleurniche le plus petit, on peut pas, on a une entreprise de bateaux, on doit les fabriquer ». Le grand frère le prend par la main, il dit « ce sera pour demain, on doit faire les plans d’abord ». La faim se réveille, ils s’abattent sur la table, engloutissent le gâteau à pleines mains avant d’être poussés dans le chalet, le bain, le lit. La nuit.

Demain, comme hier, tout recommencera.



"Tout ce qu'on apprend à l'enfant, on l'empêche de l'inventer ou de le découvrir."

Jean Piaget


Illustrations par l'IA Dalle-e https://openai.com/dall-e-2

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