Le lendemain, même ligne, mêmes wagons surgelés. Le logo via Rail disparaît sous le givre. Je m’installe. Dehors, lignes grises, champs vides, routes enneigées, voitures, camions. Nous passons une casse dans laquelle s’étagent des collines de voitures, saupoudrées de blanc. Nous quittons l'Ontario, les passagers parlent plus souvent français qu’hier. Le train fonce, il siffle fort, lancé à travers une plaine ponctuée d’îlots de sapins noirs. En guise de petit déjeuner, on me sert des scrambled eggs (œufs brouillés) faits avec des vermicelles de tofu au curry, avec des pommes de terre sautées. Curieux.
Nous dépassons de nombreuses routes, des files de voitures attendent aux croisements, le train hurle si souvent qu’il semble en colère. Soudain, il freine et se met à reculer. « Nous faisons présentement marche arrière pour changer de voie. C’est une opération normale qui durera quelques minutes. Nul besoin de vous inquiéter », annonce la contrôleuse. Nous devons laisser passer un train plus rapide que le nôtre, il faut donc retourner vers un croisement. Nous attendons quinze minutes, le convoi nous dépasse à une vitesse folle. Nous repartons.
Après Darval, le paysage devient plus urbain, nous approchons de Montréal. Petites maisons en briques, nombreux graffitis, vieilles usines, cheminées. Autoroutes, trafic, ciel gris et vers la ville qu’on ne devine pas encore, la lueur ambre des grands centres urbains lorsque le temps est maussade. Nous pénétrons dans une gare souterraine, le bruit de sirènes annonce la métropole. Pause, puis départ pour Saint-Lambert, Sainte-Yacinthe, Drummondville, Charny, Sainte-Foix et Québec City. Je croque les glaçons de mon jus de tomate épicé, curieuse sensation, froid dedans, chaud dehors, congelé à l’extérieur.
Arrivée à Sainte-Foix à une heure de Québec City. Beaucoup de neige. Pas une route déblayée. Les maisons sont lamées gris ou bleu pâle, contour des fenêtres en blanc, porche, exactement comme on l’imagine lorsqu’on pense au Canada. Les commerces portent des pancartes « Paysagiste Laurier », « Ciment Laurier ». Nous quittons la ville, de temps en temps nous croisons un train. Le paysage croule sous les forêts de sapins, tout est blanc, gris et vert sombre. A l’intérieur, les passagers lisent, grignotent, écoutent de la musique. Ceux qui parlent à voix haute ont un gros accent.
J’écris un peu, couche quelques idées sur ma tablette. Je suis attirée par l’écran de la fenêtre. Aucune maison n’est déblayée, ni dessus, ni devant. Gros pickups tout neufs enchâssés dans des piles de neige. Longues plaines, séparées en petits champs par des roseaux bruns. C’est ainsi qu’on détecte les marais. Puis la forêt reprend, et les fabriques, les parcs de voitures gelées. Même repas qu’hier, du tofu encore. Le jour descend. Petits cimetières, tombes emmitouflées, clochers pointus en bois gris, et ça recommence. Brouillard. Blanc. Noir. C’est dimanche, le blues se fait un peu sentir. Le train roule sans fin.
Charny. Il neige, on attend entre deux congères. Une pancarte annonce : "Gare à vous", avec un pictogramme de chute sur sol glissant. Une seule voie. Personne. Rien. Vide minimaliste. Nous repartons. Après quelques minutes, nous passons un grand pont. Dessous, moins saisissant que le Mississippi, le Saint-Laurent, immense, presque gelé, parcouru de rivières internes d’un gris vert, charrie des plaques de glace qui se tiennent la main.
Nous atteignons enfin Québec city avec quelques heures de retard. Deux flèches d’église percent le ciel bas. Brouillard. Arrivée silencieuse, plus personne ne parle. Le fleuve est rempli de navires pris dans les glaces. Il neige, quelque chose de doux et d’étouffé.
Je sors après 7 :30 de train. C’est la tempête. Pas un taxi en vue. Tout le monde donne des informations contradictoires, je traverse la gare, reviens, recommence. Rien. Le shuttle est annulé à cause du temps. Enfin, personne n’en est sûr. Sur les trottoirs, il y a bien 30 cm. de neige, tirer une valise à roulette dans la pente jusqu’à l’hôtel serait pénible. J’avise un homme, la quarantaine, un peu grassouillet, barbu, qui attend, l’air aussi perdu que moi. Je lui demande comment il se rend en ville. Il parle anglais. Je traduis. Il a commandé un Uber qui n’arrive pas.
Autour les gens s’affolent, se plaignent avec cet accent qui rend toute mésaventure sympathique, certains s’en vont à pied, traînant de lourds bagages derrière eux. Tout le monde scrute le ciel orange sous les lampadaires qui égrènent les flocons. Rien. Pas de circulation, rues désertes. Je demande au gars d’où il vient. « Indiana. » « Soleil, et chaleur ajoute-t-il ». Un taxi surgit, je dis au type « on partage ? », il n’a pas l’air enchanté, mais je saute sur le véhicule, alors que les autres restent pétrifiés. Il me suit. Sauvée par un boy de l’Indiana. L’américain dit qu’il est là pour des vacances, je lui demande s’il aime la neige et le froid. Il répond qu’il aime faire des choses bizarres pour ses vacances. Je dis que le manque de taxi est sûrement dû à la neige. Il rétorque « mix snow and Quebec, and you have the explanation. I don’t like these people » (mélangez la neige et le Québec et vous avez l’explication. Je n’aime pas ces gens). Je dis en souriant « and yet… » (et pourtant...). Il passe ses vacances ici.
Nous parlons de la Suisse, il connaît Lucerne et Genève, il sait que nous parlons « toutes ces langues », comme il dit. Un instant je me retrouve dans les premières pages de mon roman « Rien que du grand ciel », dans le bar, lorsque le vieux demande à Tom quelle langue ils parlent au mini-pays. Ce qu'on invente devient réalité.
La voiture cahote, glisse, dérape sur la neige, le chauffeur est imperturbable. Nous arrivons à l'hôtel, je paie ma part, l’américain et moi nous souhaitons mutuellement bonne chance. Il se rend dans un village à l’extérieur de Québec City. Le taxi s’en va, emportant sa silhouette de dos, épaules larges, tout seul, dubitatif avec son bonnet gris à pompon. Mes épaules se couvrent de neige.
Plus tard, je sors de l’hôtel avec un équipement adapté, gants, crampons, bâtons de marche. Je progresse dans la neige qui savonne. Il fait très froid. C’est assez magique, cela ressemble aux Noëls d’enfance, les vitrines des petits magasins, les sapins décorés de boules lumineuses, les rues en pente, le silence de la ville sous la neige. Les aspects hyper touristiques s’enfouissent dans le blanc et la nuit. Je mange des pâtes ultra cuites dans un bistrot vide et glacial, thé noir.
Retour dans ma chambre, quatre mètres sous plafond. Pas chaud. Je me demande si l’américain a trouvé un lit, un ami, des collègues, ou s’il roule encore, dans la nuit, très loin de l’une des 817 villes de l’Indiana.
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