Je traverse de petits villages qui mènent au parc de la Mauricie. Toujours d’immenses églises fermées à clé. Je m’arrête dans un magasin local où j’achète des linges de cuisine tissés main et des mini chaussons en cuir pour les mini pieds d’un mini bébé. Il fait gris, la route est vide.
À l’entrée du parc, cabane, plan des chemins. Cette fois je pense à m’informer sur les routes fermées, car je veux traverser le domaine pour sortir à Saint-Jean-Des-Piles, qui mènera à Grand-mère, Shawinigan, pour atteindre, en fin de journée, le lieu de la conférence, car oui, il va y avoir une conférence. L’Université du Québec à Trois-Rivières hébergera des passionnés d’IA et d’éducation pendant quatre jours. La ranger me confirme que la route principale est ouverte jusqu’au bout.
Premier arrêt au Belvédère de l’île aux pins, que j’avais déjà admiré lors d’un mois de juin à moustiques. La descente qui y mène est mouillée, pentue, constellée de feuilles d’érable. Écureuils, champignons, un ou deux touristes. Trois hommes se filment avec du matériel de pro. Arrivée sur la terrasse qui surplombe les forêts.
Le spectacle est grandiose. Le lac Wapizagonke s’étend sur près de dix kilomètres, étroit comme un fjord nordique, enserré d’un moutonnement de feuillus et de pins. Une île ronde semble voguer sur la langue d’eau. Le soleil qui perce place des taches de lumière ici et là. La brume fume au-dessus du lac, soudain ça se lève, l’or, le rouge, le roux éclatent, emmêlés aux verts solides. Le lac serpente dans la jungle automnale, les fumées et le bouillonnement de nuages chargés de pluie.
Je reprends la route pour m’arrêter plus loin devant un promontoire sur lequel une énorme chaise rouge attend la photo. Au-delà de la balustrade, le parc s’étend dans toute sa sauvagerie. A gauche à droite, devant, derrière, des arbres, des rochers, des lacs, des cours d’eau sur plus de 530 km2.
L’écrivain américain John Gierach, dans son roman « Danse avec les truites », notait que « certaines personnes exposées trop longtemps à un espace trop grand, finissent par rétrécir, devenir transparentes et enfin se dissoudre complètement ». C’est ce que j’aime dans les pays immenses et vides : être des yeux éparpillés sur l’inhumaine beauté, s’oublier, et boire, boire le paysage.
En chemin, des forêts, toujours des forêts, du vent. Les lacs croisés roulent dans leurs eaux des nuages et des morceaux de ciel. Le lac Alphonse est si calme que je ne sais pas ce qui est vrai : les bois qui le bordent ou celles qu’il reflète. Les rides de l’eau dissipent le sortilège.
La journée avance, la route dévale la pente vers un beau soleil. Lac Édouard, plage humide, sapins noirs.
Soudain au milieu de la route, pile sur la double ligne jaune, un tamia de Sibérie, sorte de micro-écureuil, grignote quelque chose. Il ne compte pas s’en aller. Je me souviens du dessin animé « Tic et Tac, les rangers du risque », oui c’est bien Tic ou Tac qui me défie alors que je sors le chasser. Il est gros comme le creux de ma main. Je le gronde, le pousse du pied. Il ne recule pas. Je tape dans mes mains, il finit par aller se poser sans hâte sur le tapis de feuilles mortes au bord de l’asphalte. Ce doit être un petit, il n’a pas encore de rayures sur le dos. Il lisse sa queue ébouriffée, museau pointu de souris, ventre blanc, pattes rousses. Il se dresse de tout son long, me regarde, et trille pour m’engueuler : je l’ai dérangé. L’ingrat ne réalise pas que je l’ai sauvé d’un probable aplatissement.
Pause au lac Bouchard, hommage à un ami québécois du même nom. J’y vois dans l’ordre : une mère et sa petite fille de deux ans, vêtues exactement de la même façon : leggings noirs, baskets, chemise à carreaux beige, sac à bandoulière ; des trous pour écureuil dans le fût d’un arbre mort ; des érables aux feuilles minuscules, rouges comme le rouge même. Le lac est splendide, velouté de lumière. La ligne des futaies le sépare du ciel et des nuages bouleversés. De gros rochers méditatifs regardent l’eau s’en aller au loin. Une micro-balade mène à une retenue d’eau. Dans les feuilles et les mousses, ça glougloute.
Déjà, c’est la fin. Je fonce vers les villes, le bruit, les voitures, les feux de circulation, les autoroutes, les règlements, la police, les encombrements, les magasins, restaurants, stations essence, du monde, des gens, des cris, et le ciel nocturne haché de câbles.
« Partir, cœurs légers, semblables aux ballons, [... se dire] toujours : Allons ! »
Baudelaire
La suite se passe à New York. Décidez :
Oui, j'ai envie de lire les cartes postales new-yorkaises
Non, assez de voyages comme ça
Parlons plutôt techniques d'écriture
Je n'en sais rien
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