Parlons d'eau sous toutes ses formes. Il fait chaud, on en manque, on s’y plonge, on y nage, on l'observe, l'admire, on s'y roule, on s'y glace, brume fraîche sur le visage, mains floues dans l'onde.
Première carte postale : A BOIRE !
Les journées d’été peu avant la fin de l’école, il faisait chaud, il faisait soif. J’avais sept ou huit ans. Pendant le cours de gym, la maîtresse tapait sur un tambourin pour donner le rythme des exercices. La salle était bouillante, les fenêtres restaient closes, on craignait les courants d’air plus que le coup de chaleur.
Après le sport, interdiction formelle de boire. Je ne savais pas pourquoi. Aux yeux des éducateurs comme des parents, l'activité semblait d'une portée dramatique. « Ne bois pas trop vite », « ne bois pas trop froid », « tu viens de boire, ça suffit ». A la maison, à la cantine, mêmes rengaines. Trop de plaisir ?
Après avoir tourné, sauté, couru, nous dégoulinions dans nos shorts et pull bleu marine. J’avais la gorge sèche, les joues en feu. Je mordais ma langue pour faire venir un peu de salive qui m’assoiffait. Nous nous changions, il était interdit de passer aux toilettes, malencontreusement équipées d’un lavabo auquel nous aurions pu nous désaltérer, enfreignant ainsi la loi : On Ne Boit Pas Quand On Meurt de Soif.
Une fois changées, nous retournions en classe. On transpirait sous le tablier bleu à picots blancs, la jupe, les chaussettes en laine, la culotte en laine par-dessus la culotte blanche, le petit pull. Mes cheveux longs jusqu’au milieu du dos frisottaient sur mon front humide. Je sentais des gouttes de sueur rouler dans ma nuque. Je torsadais alors la masse châtain clair avec la main, plaçais la toison haut sur le crâne pour laisser l’air me rafraîchir. J'appréciais la caresse. La maîtresse tirait alors sur ma chevelure d'un coup sec pour qu’elle reprenne sa place et son rôle de rideau anti-plaisir charnel.
La maîtresse se tenait dos à la fenêtre. Nous nous mettions en rang une par une pour défiler devant elle dans un brouhaha de fillettes agitées. La femme nous versait un décilitre de sirop à l’orange dans un pot de yaourt vide. Le liquide était sucré, vague goût d’agrume. A chaque fois je me disais : « Déguste. Une goutte après l’autre », mais ma gorge en feu, ma langue épaissie de sécheresse me forçaient à écluser le breuvage en une micro seconde de plaisir. Ensuite : pépie. Bouche à l’orange et au sucre. A boire, à boire, de grâce qu’on me serve à boire.
Je n’ai jamais aimé obéir aux règles, notamment celles qui n’ont aucun sens. J’ai donc triché. Première exaction : faire la queue deux fois pour recevoir en douce une seconde dose d’eau sucrée. La maîtresse a froncé les sourcils « tu es déjà venue, toi » « non, je n’ai pas encore eu de sirop, et j’ai très soif ». J’ai maintenu le regard droit dans les yeux de Mademoiselle M. Qu’on me pardonne, j’allais périr de déshydratation, il n’était pas question de risquer la mort à cause de théories adultes insensées. Il restait un pot de yaourt non utilisé sur le banc. Je l’avais nettoyé avec ma jupe et remis en place sans me faire voir. La maîtresse ne m’a crue qu’à demi, mais j’ai eu ma seconde dose.
Par la suite, à cause de moi, elle a modifié la règle : nous devions boire devant elle puis lui rendre le verre tout de suite. Ils s’empilaient tout collants. En les contemplant, mon taux de déshydratation frisait des records.
Comme tout système coercitif, il s’est renouvelé et durci : menace de suppression du jus post exercice si quelqu'un fraudait. Mes camarades me regardaient d’un sale œil. J’ai dû trouver une autre voie, celle de la logique, à défaut de celle de la raison. Deuxième exaction : à côté de la salle de gym, il y avait deux toilettes : ceux des filles, fermées à clé pour éviter que qu'on ne boive au lavabo, et ceux des garçons des petites classes. J’ai actionné la poignée. Ouvert.
Je me suis glissée dans la pièce qui sentait la pisse d’une autre manière, et le savon jaune, et le désinfectant. J’ai tourné le robinet. L’eau coulait à flot. J’ai bu et bu, mouillé mes cheveux, ma nuque, mon pull, mes jambes. Je me suis étranglée de bonheur. L’eau cascadait dans ma gorge, j’avalais, j’avalais à grandes goulées comblées. Un filet d’air passait la fenêtre à soufflet. J’entendais chanter les oiseaux, un carré de ciel bleu clair remplissait l’espace, j’imaginais le dehors, soleil, prés, les vacances.
Je suis retournée en classe toute trempée. J’ai eu beau jurer sur la tête de n’importe qui que c’était de la transpiration, la maîtresse ne m’a pas crue. Punition. J’ai dû rester après l’école pour apprendre une poésie. J’avais une excellente mémoire, j’aimais la poésie, à mes yeux c’était un plaisir, pas un drame. Le puni pouvait choisir l'objet de son châtiment (choisir entre le fouet bleu ou le vert). J’ai feuilleté le bouquin de français, hésité ici ou là, et pour que Mademoiselle M. comprenne bien le message, j’ai choisi Rimbaud, le bateau ivre : « Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache/Noire et froide où vers le crépuscule embaumé/Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche/Un bateau frêle comme un papillon de mai. ». La maîtresse a dit « petite impertinente », mais elle ne semblait pas trop fâchée. Peut-être que sous l'adulte sévère, la machine à créer des commandements, vivait une petite fille, assoiffée d'eau et de poésie.
Recette de thé froid maison : placer du thé en grains dans une mousseline, ou des sachets si, pauvre fou, tu utilises du thé réduit à l’état de poussière. Plonger le dispositif dans une carafe d’eau. Placer au réfrigérateur quelques heures. Servir avec de la menthe fraîche, des rondelles de citron, beaucoup de glaçons. On peut y ajouter une goutte de sirop à l’orange.
image générée par l'IA Dall-e. https://openai.com/dall-e-2
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