Septembre, c’est le retour de la pluie, des mélèzes en couleur, rentrée scolaire, marrons chauds, nuit à 19 :00.
Les écrivains retournent derrière leur clavier, carnet, machine à écrire, plume d’oie - c’est selon. Leur dos ronchonne, ficelé à la chaise, leur lèvre inférieure, mordue à la recherche d’inspiration, se gerce ou saigne – c’est selon.
L’écrivain se laisse tenter par toutes les distractions possibles :
Un rouge-gorge posé sur la barrière de la terrasse,
Des chevaux sur la route,
Une voiture au ralenti sous les fenêtres,
Les cabrioles des nuages,
Le feu dans la cheminée, qu’il faut bien recharger, gratter, ranimer,
écouter crépiter,
Le thé, le café qui refroidit dans la tasse.
En septembre, si le second roman est en train de faire la tournée des grands ducs, il est temps pour l’écrivain de rédiger les premières lignes de son troisième livre.
A cette idée, il ressent un peu de gêne. Le monde a-t-il besoin d’une histoire de plus ? Et cette fiction, placée au Québec, sur une île du Saint-Laurent, est-elle nécessaire ? Pourquoi ses travaux préalables ne l’ont-ils pas conduit vers un autre pays ? Islande, USA, Norvège, l’écrivain aime le voyage. Il tente d’imaginer le troisième récit sur une autre terre, mais le pays se dresse devant lui, impossible de changer la destination. Il soupire : va pour le Canada.
Et l’héroïne (car oui, cette fois, c’est une femme aux manettes), est-elle bien esquissée ? L’écrivain se demande si l’âge, la couleur des cheveux, cette façon qu’elle a de remonter son pantalon avec décision et un petit côté paysan, c’est la juste manière de la décrire ? Elle a de bonnes joues, c’est sûr, et un joli sourire. Pas une beauté pourtant, mignonne, quoi. Il hésite. Ne pourrait-elle être plus jeune ? Plus âgée ? Plus blonde ? Habite-t-elle vraiment cette grande ville ? Pourquoi retourne-t-elle dans l’île ? Qui l’attend là-bas ? Et pour commencer, aime-t-elle les îles ? Elle est en colère, au début du roman, il le voit à sa manière de cracher les mots, sourcils froncés, à la façon qu’elle a d’attraper ses cheveux pour les attacher avec un nœud fictif, puis de les relâcher : un geste qu’elle fait cent fois. Elle serre les dents. C’est sûr, elle déteste les îles.
L’écrivain, lassé de ses doutes sur le personnage principal, se penche sur la saison. Dans ses écrits, le temps qu’il fait, le ciel, le vent, les lacs, les arbres mouillés ou flambants d’automne, cela revêt une grande importance. Il aime décrire la nature, comme elle se faufile en ville, s'étale, se déploie, de s’ouvre. Dépeindre tout cela, il sait le faire, mais craint de se répéter : après tout, une fleur est une fleur, pas vrai ?
L’écrivain a besoin d’un challenge.
Il décide que l’histoire se passera en hiver. Oui, il s’inflige cela : pas d’herbes, de feuilles, de bourgeons, de parfums anisés, pas de résine chaude sous les pins, et dans les bois silencieux, du soleil oblique, pas une âme. Du blanc, du gris, un peu de pourpre à la nuit, du vent et du froid, du froid surtout. L’écrivain aime le froid aux mains, aux joues, le panache de buée qui le précède au petit matin lorsqu’il sort son chien. Il aime la rugosité du paysage, le manque de soleil, la brume déchirée entre les montagnes, la subtilité de la palette des blancs, et l’odeur de la neige.
Il se demande comment décrire cette senteur particulière, qui fait dire « tiens, il va neiger ». Pierres mouillées ? Mousse et feuilles écrasées sous le pied ? Ruisseau qui coule sous la glace ? Il n’en sait rien encore. Il regarde devant lui, au-delà des fenêtres, et se demande s’il sera à la hauteur.
Puis, il évalue le conflit. C’est important le conflit, sans lui pas d’histoire, de suspense, pas d’envie d’en savoir plus, sans lui flemme de tourner les pages. Il en a esquissé un, de conflit, mais est-il assez dense, déchirant, complexe pour qu’il le décrive avec 50'000 mots minimum (en-dessous, on change de catégorie, ce n’est plus un roman, c’est une nouvelle grassouillette) ?
Et l’intrigue, y a-t-il une intrigue, une bonne, une qui fait mal au cœur, sourire, venir les larmes aux yeux, une qui remue, qui pousse à aimer les personnages ? De cela, il en est à peu près sûr : il a une intrigue. C’est déjà ça.
L’écrivain n’a pas prévu beaucoup de personnages, il n’aime pas tenir les rênes de trop de gens. Cinq, c’est suffisant, il pense à cinq vies qui s’entremêlent, se repoussent, s’attirent, se brûlent. Il vivra avec eux durant les trois années que durent l’écriture, le rabotage, le limage, le polissage du bouquin. C’est le temps qu’il lui faut, à l’écrivain, pour faire son boulot.
Il doit donc les aimer, les personnages, ou les détester avec assez de force pour vivre aussi longtemps avec eux. Il faut qu’il ait envie de les sauver, de les enfoncer, de leur tendre la main pour les tirer hors de l’eau glaciale, oui, rappelez-vous, le troisième bouquin se passe en hiver : l’eau est gelée.
L’écrivain enroulera les personnages dans une couverture, leur offrira du thé brûlant dans lequel il versera une bonne dose de whisky au sirop d'érable. Eux claqueront des dents, lèvres violettes, cheveux couverts de givre. L’écrivain les regardera au fond de l’âme, il sentira leurs faiblesses, relèvera leurs actions, ce geste qu’il a, l’autre, le petit jeune, lisser sa frange du pouce, tête un peu baissée, regard relevé. L’écrivain ne sait pas encore à quoi il servira, ce gosse, ni le frère de l’héroïne, ni les pères de chaque fils. Il les étudie, les soupèse. Bientôt, il les dévorera.
Alors, eux vous raconteront tout.
PS/ Le masculin est utilisé à titre générique : aucune écrivaine n'a été maltraitée dans ce texte;)
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