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Quatrième carte postale : sauter dans le vide


Je viens d’un pays où l’eau ne manque pas. Pour le moment. Je crois que le plus bel élément aquatique des Alpes, c’est la cascade. Dans la région où je vis, les enfants aiment par-dessus tout celle qui se nomme la « pisse-vache ». D’abord, parce qu’on peut dire « pisse » sans se faire gronder, ensuite parce qu’elle s’élance avec puissance au long d’une paroi pour aboutir presque sur l’autoroute. Elle gronde, furieuse, sans jamais s’arrêter. Lorsque je passe en voiture, rarement étant désormais adepte du train, je jette un coup d’œil, je pense « pisse-vache », je souris un peu, je dis « le débit est bon », ou alors « il a beaucoup plu, elle est grosse » ou encore « elle est bien maigre aujourd’hui ».


Je me souviens des pays secs, de la « Death Valley » en Californie, qui contient de l’eau bien cachée sous des pierres rouges et beiges, des ruisseaux furieux qui se forment lorsqu’une tempête traverse la vallée, une fois par siècle, du Grand Canyon, côté Arizona, au fond duquel se traîne un Colorado de plus en plus mince, du Lac Powell, bleu poison entre les rochers nus, des villages du Mali, dans lesquels l’eau se transportait en bassines. Elles se remplissaient à des robinets recrachant un liquide sucé à mille mètres de profondeur, par des puits creusés par les coopérants. Partout de l’eau, très loin, au fond, dessous, mais nulle part des cascades vives, énergiques, qui volent par paquets de flotte, au long de la falaise.


Je me souviens de pays plus favorisés. Dettifoss, Islande, une chute de cent mètres de large, ça c’est de la cascade. Un grondement qu’on entend de loin, alors que le chemin de sable noir et l’air froid, fait douter de son existence. Seljalandsfoss, Islande encore, une cascade digne de « Tintin et le Temple du Soleil », derrière laquelle on peut marcher. Elle forme un épais rideau à travers lequel vacillent les prés verts. Oui, j’ai lancé une pierre à travers le bouillonnement, pour produire un jet net, comme le fait Tintin. Impossible, la force a entraîné les cailloux vers le fond. N’empêche, j’ai aimé progresser à pas prudents sur la roche volcanique glissante, visage mouillé de vapeur, tel un explorateur de papier.

En Chine, j’ai trotté sous une pluie telle qu’en deux minutes mon K-way était hors service, alors que mes compagnons qui portaient un genre de sac poubelle très léger restaient bien au sec. Et pan pour les marques célèbres. Nous avons pénétré un parc mystérieux, on a sauté de gouilles en étangs, faisant grogner nos baskets détrempées. Le paysage de pics karstiques embrouillés de vapeur était splendide et ruisselant. De l’eau venue du ciel, du sol, des sources. On était saucé. Les gigantesques cascades de Huangguoshu crachaient de tout côté. Nous étions inquiets pour nos appareils photos. Septante mètres de hauteur (soixante-dix pour nos amis français) pour cent mètres de large, c’est quelque chose. Au retour, nous avons pris un escalier roulant, si, si, le même que dans les grands magasins, pour nous retrouver sur le parking en deux petites minutes.


En Norvège, dans les fjords de l’ouest, les routes s’arrêtent brusquement au bord de l’eau. On a fait monter la voiture dans un ferry-jouet qui glissait dans un paysage rappelant les lacs de Thoune et de Brienz, en plus sombre. Les falaises dressées à la verticale écrasaient les eaux marines entre leurs bras noirs. De tous côtés de minces cascades léchaient les parois avant de disparaître sous la surface du bras de mer. On se taisait. Même sous un beau soleil, l'atmosphère présentait quelque chose d’inquiétant, comme si des dieux inconnus avaient transformé le monde en son contraire obscur, menaçant. C’était joli tout de même. Enfin, le ferry a accosté, la voiture a repris la route comme si le passage dans la vallée n’avait jamais existé.


En Guadeloupe, je suis montée sur le volcan la Soufrière par un chemin embrumé, dans la forte pestilence des vapeurs soufrées s’échappant du cratère. Au sommet, brouillard épais, aucune vue, nous avons poursuivi le chemin en direction des trois chutes du Carbet. Elles tombaient en grondant, formant de petits étangs dans lesquels la baignade était agréable. Je me souviens de la végétation enrobée de d’humidité chaude, d’une averse tropicale presque arrêtée par la canopée. Je progressais dans une jungle faite de plantes que nos grand-mères installaient dans leur salon, une version gigantesque. Je reconnaissais la siguine aux feuillages de la taille d’un plat, les langues rouge des balisiers, les becs multicolores des héliconias, et les fougères de la taille d’un marronnier. Au bas du chemin, peu avant de retrouver la route menant à Gosier et les bus locaux colorés, brinquebalants, une femme est sortie de la forêt pour nous proposer un gâteau renversé à l’ananas. Je me souviens encore du délice, le ventre qui gronde, le goût du fruit, épicé, acidulé, le caramel au sucre de canne, le moelleux de la pâte, peut-être un soupçon de citron vert. Faim.


Pour voir les chutes d’Iguaçu, j’ai marché à pied du Brésil en Argentine, oh pas une bien grande randonnée, deux kilomètres au plus depuis un vieil hôtel jusqu’à la Garganta do Diabo. Tout le chemin, une pluie irlandaise déposait de la bruine humide sur les cheveux, le visage, les mains, les légers vêtements. Au retour, on avait pris cinq kilos en vêtements imbibés.

J'ai triché. La plupart des cascades décrites sont des chutes. La différence ? Une chute est une tombée d’eau à haut débit, d’un seul tenant, boum du haut jusqu’en bas, pas de discussion, pas de trajectoire contrariée, elle n’épouse pas la roche, elle tombe. Bêtement. La cascade, ah la cascade, c’est autre chose.

Elle vient des montagnes, nerveuse, volontaire, grosse de la fonte des neiges, ou très mince les années de disette. Au rebord de la falaise, elle hésite, observe, se lance, frappe un premier palier, oblique, se jette dans le vide, rencontre un nouvel obstacle, change de direction, diminue, rejaillit. Elle lape la roche, virevolte, fraîche, sauvage, insoumise. Au bas de la paroi, elle s’écrase en gros bouillons, dessinant des ondes sur la surface bleue, puis elle disparaît par le fond comme un songe fracassé.


« La cascade pourpre charriait des revolvers dont les crosses étaient faites de petits oiseaux. »

André Breton, Poisson soluble, 1924


Illustrations par l'IA dalle-e : https://openai.com/dall-e-2

 

1 Comment


Sandra Clavien
Sep 07, 2023

Je m’envole au dessus du globe en faisant d’exhalants plongeons par monts et par roches. Merci pour ce voyage ! 💦

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